Lorsqu'ils arrivent à la porte, un grognement lui fait ouvrir les yeux. Trois gros hommes, de la même carrure que Turpin, se lèvent avec fracas, délaissant les gobelets remplis d'eau-de-mort et les cartons à signes pour jouer leur rôle de gardiens de la porte Sud :
— Hoille, les Courtauds! On ne passe pas! fait l'un d'eux en poussant une perche tordue devant les nouveaux venus.
— Mais, si on passe, trouillecul! lâche Turpin en crachant sur la table de jeu. J'aurais peine à dire à Osgauth que ses fiers gardiens de la porte Sud se saoulent et jouent leur paie durant les heures de veille.
— Hoille, Turpin, bon maître. Vous ne feriez pas cela, en digne membre de confrérie, noille? Et puis, on vient de saisir tout cela des marchands en bas de la côte.
Les gardiens jettent le précieux liquide sur le sable et déchirent les cartons avec force grimaces. Ils remarquent le blessé et commentent :
— Tiens, le Fou en civière. C'est une blague ou une nouvelle mode?
— Il a l'air inquiet.
— Il souffre du corps, je crois, à défaut de l'âme, qué!
Francisque regarde les gardiens édentés avec hébétude alors qu'ils passent la porte lambrissée de chêne moiré. Une forte odeur de cire brûlée l'agresse tandis que dans l'écho d'entre les murs grandit le son de sabots pressés.
— Place! Place! s'écrient les Courtauds qui se poussent contre les murs. Turpin reste, quant à lui, au milieu de la chaussée aux pierres inégales. Une ombre se profile au détour d'une masure enduite de chaux. Le cavalier et son fier coursier débouchent dans un fracas de métal qui résonne sur les dalles glissantes.
— Oille, Goram du Casteroux! s'écrit Turpin en levant les bras pour arrêter la course du chevalier.
Goram! La pensée fugitive de Francisque a réussi ce tour de force. Maintenant, il pense avoir le plein contrôle sur ce monde et qu'il s'en sortira bientôt avec une foulure à la cheville et une frousse du diable sur l'état de santé de son mental.
— Oille, Turpin, vieille fripouille. Pousse-toi, car le Roi m'a mandé à l'instant pour m'instruire de la disparition du Fou!
Turpin éclate de rire, ce qui désarme la fierté du maître d'armes :
— Regarde, Goram! Je t'ai devancé, car le voilà votre Fou, blessé et troublé dans l'âme.
Goram se jette gracieusement sur le sol pour se pencher sur Francisque avec inquiétude :
— Sacrelame, le Fou, vous voilà bien gris. Seriez-vous aux portes de la mort?
Francisque, ému de voir en chair et en os celui qui a affronté les pires ennemis sans n'en souffrir que quelques estocades mineures, veut dire mille mots à la fois et ce ne sont que deux sons distordus qui sortent de sa gorge.
— C'est une chute sur le pensier, votre gigantesque, dit le Courtaud le plus près de lui.
— Il s'est foulu l'articule du peton! ajoute un autre.
— C'est la Kélior qui lui a jeté un sort parce qu'il a voulu lui susurrer des mots doux trop près de ses...
— Assez, bande de commères ignares! s'exclame Goram d'une voix forte, mais posée. Laissez le Fou dire son aventure ou je vous offre en brochettes aux Malquestes!
Les Courtauds reculent un peu et grognent en voyant Turpin se tenir les côtes, le visage rougi par le rire contenu qui l'étreint.
— Alors, le Fou, que t'est-il arrivé? Parle donc!
— Goram, je dois vous parler, en privé, d'une affaire grave, de ce qui s'est passé, et je demande votre protection, fait Francisque d'un ton mélodramatique, comme il se l'imaginait si bien en écrivant les dialogues.
Goram se relève, dominant les Courtauds de toute son imposante carrure d'homme des batailles et leur ordonne d'installer le Fou dans ses quartiers, aux combles et d'oublier ce qu'ils ont vu ce soir.
— Quant à toi, Turpin, tu connais la loi du Roi. Tu dois repartir dans ta tanière et poursuivre ton travail. Chaque minute perdue en est une de moins pour notre avenir à tous.
Turpin ouvre la bouche pour protester, mais une pièce d'or virevolte dans les airs et tombe dans ses mains implorantes, ce qui, bien entendu, le réduit au silence.
— Et garde-toi de faire aller ton clapet aux rumeurs. Officiellement, le Fou a trébuché et s'est blessé légèrement, tu m'entends bien?
L'ancien capitaine de la garde s'incline et se retire à reculons tandis que les Courtauds relèvent péniblement la civière où Francisque se plaint de la douleur cinglante.
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FIN
FantasyFrancisque Delanoy est l'auteur de la très célèbre série "La légende des Furieux" de la collection Médiâges. Dix tomes de plus de mille pages chacun sont nés de la plume de ce prolifique écrivain. Mais, malgré le succès toujours renouvelé à chaque n...