L'épée de Goram (suite)

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Goram, à la grande surprise de Francisque qui est au bord des larmes, ne dit rien. Il se contente de pencher la tête à droite puis à gauche sans quitter le Fou de son regard intense. Quelques secondes s'écoulent aussi lentement qu'une heure avant qu'il ne relève, ajustant son pourpoint et pousse un soupir en déposant une main sur sa hanche droite et l'autre sur le manche de l'épée à sa gauche.

Francisque voit les jointures blanchir sur l'arme le temps d'un éclair. Avant qu'il ne puisse cligner des yeux ou même de sentir monter la peur en lui, Goram dégaine la lame tranchante. Dans une chorégraphie parfaite, il la fait tournoyer au-dessus du malheureux pour finalement l'abaisser au pied de la paillasse, fendant la toile rugueuse, la peau et une partie du bois qui composent la couche. Le vacarme du métal déchire les tympans de Francisque qui prend conscience de l'agression. Un coin complet du lit s'écroule sur le sol et la douleur revient, le saisissant jusque dans son âme. Des larmes coulent sans gêne sur son visage fiévreux. Goram, dont le visage s'est maintenant transformé en guerrier, brandit l'épée au-dessus de la tête du Fou.

— N'est-ce pas là une bien triste réalité, le Fou? Veux-tu davantage de démonstration de ma lame? Je retiens mon geste, car je dois toute loyauté à mon Roi. Mais j'exécuterai bien vite ma tâche de bourreau dès qu'il m'en donnerait la permission.

— Grâce, Goram! Pitié! Écoutez-moi donc. Donnez-moi du papier, une plume et de l'encre. J'ai la preuve de ce que j'avance.

Goram ne parle pas. Ses muscles raidis tressautent et il retient son geste avec peine. Sa rage l'aveugle, c'est bien évident. Il ne reste que les mots de Francisque qui se faufilent dans son esprit. Si ce Fou dit la vérité, c'est que ce monde n'existe donc pas. Mais comment cela peut-il être? Goram, bien qu'élevé dans la stratégie, dans le maniement des armes, connaît le monde, le sien, bien réel. Il sait le nom de chacune des étoiles qui tapissent le ciel des nuits noires. Il goûte l'eau et le vin des bourgs. Il a vu les yeux brillants de Kélior quand il lui a pris les mains. Il a vu la mort faire son œuvre. Comment cet homme peut-il prétendre que tout ce monde n'existait pas?

Il abaisse pourtant son arme, sachant qu'il la soulèvera peut-être une dernière fois, bientôt, au-dessus du cou de cet hurluberlu pour mettre un terme à sa folie et ainsi éviter une propagation de calomnie à travers le royaume.

Il mande son valet, un dénommé Flandrois, qui s'éclipse aussitôt pour quérir les objets. On l'entend trottiner en dessous d'eux et il revient tout inquiet de voir son maître tout raide devant le Fou. Il en oublie de saluer et demeure figé sur place sans en demander plus. Goram le chasse brusquement du revers de la main. Francisque contemple la plume aiguisée et le la papier parchemin avant de se mettre à écrire.

— Je vous prie, mon bon Goram, de détourner le regard de ce que je vais écrire. Cela ne prendra qu'une minute, je le jure.

— Je n'ai que faire de vos serments, le Fou. Je ne vous quitterai point des yeux, car vous pourriez bien en profiter pour vous faufiler à travers la mansarde ou m'attaquer avec mes propres armes!

Disant cela, il montre les couteaux et les haches qui ornent le mur derrière l'écrivain. Francisque lui demande reculer à tout le moins, de sorte qu'il ne puisse lire les mots qu'il écrira. Le chevalier s'y plie de bonne grâce, mais garde ses mains bien ancrées à l'épée et son large corps bloque l'accès à la porte entrouverte.

— Fait vite, bougre de damné avant que je ne me fasse juge et bourreau sans l'assentiment de mon bon Roi.

Francisque plonge la plume dans le petit encrier et trace quelques lettres d'une main tremblante. La douleur l'empêche de penser et son écriture est si désordonnée qu'il a lui-même peine à se relire. Mais bientôt, malgré le regard insistant de Goram, la plume serrée entre ses doigts courts sur le papier et une image lui parvient, tout aussi claire dans sa tête que sur la surface du parchemin. Un paragraphe et une signature. FCQ-DLN. Il souffle sur l'encre humide qui tarde à sécher.

Goram s'impatiente et il le voit se balancer sur une jambe puis sur une autre en retenant sa colère. L'auteur ne le connaît que trop bien. Ce chevalier n'a de cure des hommes qui pensent trop, qui réfléchissent longuement sur des choses futiles. L'homme est fait d'action et de réaction. Qui a besoin de comprendre le pourquoi d'un iris dans un sous-bois ou le comment d'un vol d'aronde entre deux chênes? Qui veut perdre les précieuses secondes de sa vie à songer aux gestes du passé alors que l'avenir n'est bien que la seule et unique chose qui puisse survenir? Il admire les hommes qui cherchent à améliorer le sort de sa race. Ce sont des chercheurs qui veulent transformer la matière en or ou trouver l'élixir de Jouvence, mais il ne sait trop bien que la dure réalité n'est bien que celle qui compte vraiment. À chaque jour suffit sa peine, disaient son père et son grand-père.

Le Fou plie les coins du papier pour former un semblant de lettre. Il étire un bras pour se saisir de la chandelle et fait tomber quelques gouttes sur le centre, où se rejoignent les coins. Il souffle sur le scellé tout en regardant fièrement le chevalier qui n'en peut plus d'attendre.

— Fourberie que tout cela! Ou bien sorcellerie... Dis-toi bien, Fou, que si tu mens, je ne paierai pas un sou pour ta vie. Et si tu dis la vérité, eh bien, je n'en compterai pas moins pour ta survie! De quelque côté que...

Avant qu'il ne puisse terminer sa phrase, un cri aigu se fait entendre derrière les volets fermés de la mansarde. Un cri que Goram et Francisque connaissent bien : celui d'un malqueste, ces loups ailés qui hantent les cimetières. Goram écarquille les yeux d'horreur en voyant la patte aux longues griffes déchirer la mince paroi du cuir tanné de la fenêtre. Il ne peut non plus réagir assez rapidement pour parer au corps velu et musclé qui pénètre la petite pièce dans un fracas de fin du monde. Il pointe tout de même son épée vers l'intrus qui le regarde avec insistance, lui aussi, prêt à attaquer l'homme qui le menace.

Derrière ces deux opposants, Francisque ricane sardoniquement. Il n'a pas peur, car il se croit maître d'œuvre de toute cette scène. Il tient le parchemin scellé de sa main droite devant lui, pointé vers Goram qui lui jette un coup d'œil rapide, à la fois déstabilisé et enragé.

Le malqueste grogne et la bave qui s'agglutine autour de sa gueule entrouverte n'augure rien de bon. Goram plie les genoux, signe qu'il va bien attaquer la bête dès que celui-ci réalisera qu'il y a une autre masse de chair humaine derrière lui, celle du Fou. Il espère même, dans un instant de vengeance, que le loup ailé le remarque et décide de s'en prendre au blessé plutôt qu'à lui, armé et expérimenté. Mais sait-on vraiment ce qui se trame dans l'esprit des bêtes issues des entrailles de la Terre?

Goram se sait observé par le monstre et il jette de nouveau un regard vers le Fou en espérant que le malqueste fera de même. Mais la patte de droite, qui, jusque là, est restée cachée au regard du chevalier, se déplie, se pose doucement sur le sol. Les doigts allongés s'ouvrent et une forme ronde et noire roule maintenant jusqu'au pied de Goram.

La bête siffle et se retourne vivement. Le chevalier, éberlué par ce présent inopiné, en oublie la riposte qui aurait pu mettre un terme à la vie de ce nécrophage puant. Il entend un cri, humain, celui-là, et relève la tête, prêt à tuer le loup. Mais il est déjà passé par la fenêtre. Gisant sur la couche, Francisque hurle à mort. La bête, en quittant les lieux, lui a déchiré les muscles de l'avant-bras, celui qui tenait le parchemin. Ce dernier tombe tout près de la boule mystérieuse alors que le Fou crie à l'aide. Évidemment, ce vacarme a attiré le valet qui accourt avec ses dagues.

— Flandrois, va chercher de l'eau et des linges. Le Fou va mourir au bout de son sang! Vite!


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