— Paul...
Francisque grimace en prononçant le nom de son éditeur. Sa voix, chambranlante, sonne aussi creux que celle de John Lennon, sur le vieux disque rayé de Magical Mystery Tour. Sans cette vilaine torture qui déchire son corps, il pourrait éclater de rire, car cette scène prend des allures de farce. Il s'attend maintenant à voir surgir des cameramen, une équipe de production, des rires et on n'en parlera plus. Mais, les odeurs, les regards de ces petits hommes, ce Turpin qui le regarde avec un air hébété, la gueule sertie de dents mangées par la pourriture, tout cela n'augure rien de bon.
— Paul? Y a-t-il un Paul dans la forêt? Le Fou cherche Paul! s'exclame Turpin en rigolant de plus belle. Les courtauds s'esclaffent et bientôt l'horreur qui hante les moindres parcelles du cerveau de Francisque se transforme en carnaval. Même le carnère revient pour lécher le visage rougi par la colère.
— Mais je ne suis pas le Fou! Je suis... je suis...
Dans un silence subitement tombé comme la lame tranchante d'une guillotine, Francisque réalise qu'il ne se souvient plus de son nom. Il s'est qu'il n'est pas le Fou, mais il ignore son nom. Il sait qu'il écrit des histoires, qu'il a certainement vécu avec tous ces curieux personnages au cours des dix dernières années, mais il cherche ce nom qui lui permet d'être, de rester dans la réalité. Ce nom qui le fait de vivre de sa plume. Les courtauds se sont rapprochés et Turpin, les mains sur les hanches, s'est relevé, sans quitter Francisque du regard. Il lui apparaît troublé, voire stupéfait. Quelques lamentations se mêlent aux murmures chuchotés derrière des mains duveteuses.
Peu à peu, le froid et la noirceur s'installent. Turpin lance quelques ordres et on se place de chaque côté de Francisque alors que deux courtauds amènent une civière de fortune, fabriquée de cuir et remplie de plumes. On le soulève délicatement et la troupe se met en route. Turpin reste à ses côtés, mais ne parle pas. Il observe le Fou qui serre les dents non par douleur, mais par désespoir. On remonte la légère pente et au détour, Francisque aperçoit sa maison, toute simple, du coin d'un œil. Turpin, le voyant ainsi se tordre le cou pour la suivre du regard, cherche à voir, lui aussi, ce que le Fou regarde.
— Qu'as-tu donc à voir, le Fou, avec les murs du Solvert? Que nous caches-tu cette fois? Je ne crois pas que notre bon Roi soit heureux de te savoir ainsi blessé, mais encore d'apprendre que la hantise du Solvert refait surface. Garde-toi bien d'en parler, comme je le ferai, comme de bon sens.
Le Solvert? Francisque se rappelle d'avoir décrit cette ancienne résidence du grand ancêtre d'Osgauth où mille feux l'ont soudain détruite quand on voulut y chasser la femme aux yeux blancs. On l'avait qualifiée de « sorcière » et l'écrivain, en proie à une panique sémantique, comme il lui en arrivait souvent, avait cherché un meilleur terme pour la décrire. Il se rappelle aussi qu'il avait décrit ce château issu d'une autre époque à partir des plans de sa propre résidence alors en construction. Il ferme les yeux en hochant la tête :
— Je sais des choses que vous ignorez tous et j'entends bien en parler avec notre Roi avant la fin de ce jour.
Turpin toussote et se penche sur le Fou :
— Je m'en abstiendrai, car Osgauth a de la visite qu'il ne doit pas manquer d'honorer en cette nuit.
— Ah bon, et qui donc?
Le gros homme chuchote de son haleine fétide :
— La grande Fine de Louesse... grande, tout à fait, je le crois, mais fine comme son nom, cela j'en doute, par les testes de Belzé!
Francisque est soudain terrifié. Si le Roi Osgauth trompe sa reine avec la régente de Louesse, ce sera une autre déclaration de guerre tant pour le royaume que pour ses voisins. Il n'avait pas prévu cela et il se sent pris d'une immense fatigue. Tout le poids de ses pensées l'écrase, l'étouffe. Il ne voit plus que l'univers de la légende du Furieux, le sien, sa réalité. Elle cède maintenant au fantastique de ses longues nuits passées devant l'écran d'ordinateur à écrire les aventures de Goram et de ses nombreux personnages désormais bien vivants. Du vertige qu'il ressentait l'instant d'avant, il ne reste qu'un sentiment de plus en plus horrible de mort et de fin du monde.
Ils s'éloignent lentement du château en ruines. Francisque, les yeux fermés, prie en silence. Il espère ne pas voir surgir la femme aux yeux blancs des bosquets grisâtres, comme il l'avait imaginée — sans toutefois oser ramener ce monstre dans le dernier épisode. Les pas traînants des Courtauds qui portent la civière s'effacent lorsqu'ils traversent le pré. L'angle du lit de fortune lui rappelle que le château d'Osgauth se trouve à environ une centaine de mètres au-dessus de la forêt sud de Verboise. Sur ce côté, l'accès aux murailles fortifiées est relativement aisé, au contraire de la face Nord qui n'est que récifs acérés qui dominent la mer Jaunoise. Quant à l'Est et l'Ouest, les petits bourgs bien tassés de fiers habitants servent de tampon aux intrus mal intentionnés, s'il en restait.
— Tu es bien silencieux, le Fou, toi qui as, d'habitude, le Verbe pendu à la glotte comme un filet de bave au goinfret.
Francisque n'a pas le cœur à la discussion. La douleur l'assaille de plus en plus, comme si une épée de plomb l'empoisonnait à chaque minute qui passait. « Je vais mourir ici, dans le fouillis de mes fantasmes littéraires » songe-t-il en serrant les dents. Mais une idée folle germe dans un coin insensible de son cerveau : et s'il imaginait une scène avec Goram, son preux chevalier au sens commun et la compassion presque déraisonnable? Est-ce que ce dernier interviendrait en sa faveur? Surgirait-il vraiment dans cette folie temporaire qui inhibe sa réalité? Les poings fermés, les ongles traçant de fines courbes sur ses paumes transies, il tente d'imaginer le héraut de la paix en ce monde, son pur-sang, Folherbe, ses armures, son air arrogant...
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FIN
FantasyFrancisque Delanoy est l'auteur de la très célèbre série "La légende des Furieux" de la collection Médiâges. Dix tomes de plus de mille pages chacun sont nés de la plume de ce prolifique écrivain. Mais, malgré le succès toujours renouvelé à chaque n...