La chaleur des combles calme un peu les élancements qui torturent Francisque. Les Courtauds, bien que petits et d'apparence fragile, l'ont déposé sur une paillasse épaisse et ont recouvert son corps d'une peau rêche parfumée de paille et de cannelle. Ils ont allumé deux grosses bougies de suif en prenant soin de fermer la mansarde, une espèce de fenêtre faite d'une peau très mince, teintée de rose.
Après leur départ, il s'est évanoui. Il ignore combien de temps il est demeuré inconscient, mais il lui semble maintenant que la douleur se fait moins vilaine. Il prend le temps d'observer ce monde qui était jusqu'ici resté enfermé dans sa tête ou qui s'est bien maladroitement dessiné par des mots et des expressions de son cru au fil des récits. Il est ravi de constater que tout cela correspond bien à ce qu'il avait imaginé. « À quoi s'attendre d'autre de toute façon? » dit-il d'une voix à peine chuchotée.
Il y a, sur les murs, des trophées de chasse, de batailles, un crâne brisé (probablement celui de son premier adversaire, le Tierpeu). Il voit aussi une épée tordue, une vieille cotte de mailles rouillée et une bonne douzaine d'autres objets hétéroclites dont il ignorait la provenance.
Les combles sont silencieux. Ici, les rats ne viennent pas grignoter les biens. L'humidité, quoique très présente, ne fera son travail que sur une très longue période, si tant est que ces histoires aient une durée de vie égale à celle qu'on lui prétend et qu'elle soit véritable, à proprement parler. La lueur vacillante des chandelles est aussi apaisante que la chaleur. Francisque réussit même à se relever un peu, à gonfler le sac de plumes sous ses épaules, sans trop grimacer. Il fait le bilan de ses douleurs. La plus prenante, celle qui encercle son talon et sa cheville droite, paralyse une partie de sa jambe jusqu'à la taille. Ses paumes sont irritées, celle de gauche enflée et moins articulée que la normale. C'est la tête qui l'inquiète, car il ne se souvient pas de s'être frappé en tombant. Ni même d'avoir perdu connaissance avant d'être entré ici. De sa main droite, il se tâte l'occiput et y découvre un hématome de la grosse d'un kiwi. Il frissonne en songeant qu'il aurait pu mourir, la tête éclatée sur une roche dans ce petit chemin derrière sa maison. Mais, il ne sent pas plus rassuré d'être entre les mains de ses propres personnages!
Des pas sur les dalles étagées se font entendre. L'escalier en colimaçon fait monter les sons qui tournoient jusque dans la petite pièce. Francisque se raidit. Est-ce là le pas décidé de Goram qui vient enfin aux nouvelles?
Une tête, un visage qu'il reconnaît enfin, le rassure. Goram, bien qu'ayant l'air très sérieux, semble moins préoccupé que l'heure précédente. Il regarde autour d'eux, les murs vacillants sous la lueur dansante des chandelles. Il jette un coup d'œil à la mansarde et soupire en se penchant sur son invité :
— Qu'as-tu fait, pauvre bougre, si ce n'est que pour semer pagaille et confusion? N'étions-nous pas en paix désormais?
Francisque ressent une profonde tristesse dans cette voix presque trop vieille pour ce visage d'enfant-homme. Goram, qui devrait avoir dans la fin vingtaine, a vécu mille vies et pourtant gardait cet air ahuri d'un adolescent qui découvre une herbe hallucinatoire ou un bijou d'elfe. Sa longue chevelure soyeuse tombait en cascades sur son visage bruni par les campagnes et les guets. De corpulence imposante, il n'était pas tombé, comme plusieurs de sa qualité, dans l'obésité issue d'un farniente exagéré. Il pratiquait des exercices sains qui mettaient à profit tous les muscles et toutes les articulations de sorte qu'il puisse réagir promptement à toute attaque ou exécuter une riposte agile sans en souffrir un seul instant. Pourtant, sous cette cuirasse de guerrier d'expérience et malgré l'austère regard du stratégiste qui lui traçait des sillons permanents d'inquiétudes sur son visage, Goram était un homme bien. Tout ce que Francisque avait pu trouver de bonté et de compassion, il le lui avait insufflé afin d'en faire un héros digne de confiance qui, en retour, l'honora en ventes presque exponentielles.
— Goram, mon ami, écoutez-moi, je vous en prie. Je crois que vous êtes la seule personne en qui je peux avoir entièrement confiance. Je connais votre intelligence et votre grand cœur. Je ne doute pas un instant que vous négligeriez de m'apporter cette aide que je vous prie de m'accorder. Mais de grâce, preux chevalier, ne prenez pas ces mots comme folie, une folie digne du Fou que je suis sensé représenter ici. Je ne suis pas non plus un espion ou un traître.
Goram, intrigué, affiche un nuage de rides en forme de V superposés les uns aux autres au-dessus de ses yeux brillants. Il retient son souffle en dévisageant cet homme qu'il ne reconnaît plus :
— Voilà de bien grands mots dans une bouche qui d'habitude, déforme tout et tourne tout en dérision. Mais je vois bien la sagesse qui t'habite. Éclaire vite ce mystère, par le Saint-Ordre des Précieux!
Francisque, ressentant toute la puissance du regard de Goram sur lui, ravale sa salive et cherche les mots qui expliqueront tant bien que mal sa situation. Il hésite, bien entendu, à tout révéler, car il ignore quelle sera sa réaction. Il essaie d'imaginer une réplique dans la bouche de Goram, de lui prêter toute la compréhension qu'il voudrait bien entendre de sa bouche, mais les mots se bousculent et il n'arrive plus à se concentrer. Il a peur et sait très bien que, malgré l'absurdité de cette situation, malgré le délire qui s'incruste dans sa réalité obscurcie, toute cette conversation risque de tomber dans une violence sans pareille. Il connaît Goram. Il le sait dévolu au cœur d'Osgauth et au royaume. Il sait aussi que le Fou et Goram ont entretenu au fil des romans une complicité qui ressemblait davantage à une concours philosophique. Ce qui, bien que souvent complémentaire, provoquait des frictions où Goram ne se gênait pas pour glisser des menaces à demi-vraies qui faisaient rire le Fou, sous le couvert du respect mutuel. Surtout qu'Osgauth écoutait les deux individus avec le même respect, prenant une décision qui les satisfaisait souvent les deux à la fois.
— Goram, je ne suis pas... je suis...
Une esquisse de sourire masque l'inquiétude du regard de Goram. Il pose une main dégantée sur l'épaule qui tremble. Une fièvre subite s'empare de l'écrivain. Il doit le dire, mais il ne sait comment.
« Je ne suis qu'un écrivain et j'écris des histoires de chevalier et de rois et de royaumes. J'écris depuis quinze ans et votre histoire, celle de Goram, d'Osgauth, de Galboise, de Kélior, n'est que fiction. Vous êtes des personnages et vous n'existez pas... »
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FIN
FantasíaFrancisque Delanoy est l'auteur de la très célèbre série "La légende des Furieux" de la collection Médiâges. Dix tomes de plus de mille pages chacun sont nés de la plume de ce prolifique écrivain. Mais, malgré le succès toujours renouvelé à chaque n...