Chapitre 1

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Le téléviseur diffuse ces scènes de My Fair Lady que l'on connait tout deux par cœur et dont les musiques éternelles flottent encore dans l'air, dans cet espace qui nous sépare sur le divan du salon. Voilà un moment que je lui jette des regards en coin, tandis qu'il se laisse progressivement glisser dans le sommeil.

J'aperçois ses cils droits et noirs tressauter sur sa peau hâlée tandis que je devine mille pensées derrière ses paupières closes. Sa jambe collée contre la mienne est parfois parcourue d'un spasme. Je prends sur moi pour ne pas sursauter à chaque fois tant je ne veux pas troubler son repos.

L'espace entre nous me paraît décidément trop grand. Je me laisse tomber doucement près de lui, ma tête sur son épaule, mes lèvres frôlant son cou. Il a encore ce parfum délicat et sucré des pâtisseries, il en fait chaque jour sans compter, à toute heure de la journée et les offre en quantité autour de lui. Cela paraît aussi naturel pour lui que de respirer. Ce soir il sent le gourmand arôme des madeleines à la banane, comme toujours il s'est un peu emballé et en a fait une bonne centaine.

Le visage de Luka se fend d'un petit sourire en coin.

"Tu fais des rêves coquins?", suis-je tentée de lui chuchoter à l'oreille. Mais je me retiens à temps.

Il penche la tête davantage vers moi, involontairement je le sais bien mais je sens les battements de mon cœur s'accélérer. Je fixe cette bouche charnue que je sais douce pour l'avoir déjà embrassée lors d'un jeu de boisson, et une autre fois aussi lors d'une soirée très arrosée à Barcelone dont on n'a plus jamais parlé.

Je ne parviens ni à m'approcher, ni à me résoudre d'abandonner ce que j'ai à l'esprit. Le temps semble s'être suspendu pour une durée indéterminée. Le souffle court, mes yeux continuent de parcourir ce visage dont j'aime tout. La cicatrice qui souligne son œil droit, s'étire jusqu'à sa tempe et sa mâchoire un peu carrée donnent du caractère à ses traits si réguliers.

Faute de mieux, je tends la main pour caresser sa joue puis bien malgré moi, mes doigts viennent tracer le contour de ses lèvres. Je sens des picotements sur le haut de mes pommettes, puis un frisson incontrôlable parcourt mes bras et l'intérieur de mes cuisses, ce qui fait trembler mes doigts.

- Sarah? Grommelle t-il soudain, d'une voix endormie.

Je suppose que je suis devenue écarlate mais par chance il a gardé les yeux fermés et ne peut pas voir ma bouille sans doute cramoisie de honte.

- Pourquoi tu me chatouilles?

Je tente de reprendre contenance. Ce trouble ne me quitte jamais vraiment mais d'ordinaire je ne laisse pas envahir si facilement par mes émotions.

- Parce que tu as encore des miettes de madeleines sur la bouche! Tu ne sais vraiment pas manger gros dégoûtant!

Luka grogne en signe de protestation. Je lui donne une pichenette sur le front pour coller avec mon propos.

- Tu étais plus gentille quand tu les bouffais mes madeleines!

Il ouvre enfin les yeux et regarde l'heure sur son téléphone portable.

- Bientôt minuit! Ça fait longtemps que je me suis endormi?

- À peu près depuis le moment où Audrey est allée aux champs de courses et qu'elle y a fait scandale avec son langage peu châtié.

Luka jette un coup d'œil au téléviseur où à présent Audrey Hepburn chante la douleur de ne pas être considérée davantage par l'homme qui la fait brûler d'amour.

- Ah oui! Alors ça fait un petit moment en effet!

Il regarde à nouveau l'écran de son téléphone.

- Tom m'a laissé des messages. Il me demande si on veut venir au Paradis.

Le Paradis est un bar branché de la ville. Le seul vrai bar de jeunes du Castellet en réalité. Dans ce petit village féodal du sud de la France, aux pierres et à la population vieillissante, c'est ici que les jeunes se réunissent pour boire un verre.

- Hum...

Je me lève pour inspecter mon allure dans le miroir qui trône au dessus de l'immense vaisselier que j'ai hérité de ma grand-mère.

- Il faudrait que je me prépare, je réponds en prenant bien soin de mettre le moins d'enthousiasme possible dans ma voix.

Je n'ai pas tellement envie de voir Tom et toute la clique. Pas envie de me changer et de me faire un ravalement de façade. Je voudrais qu'on reste là sur le canapé, à regarder la fin du film ou à lire un livre l'un contre de l'autre, avec un thé pomme-cannelle fumant dans la main.

- Tu es toujours très belle, me répond t-il d'un ton flatteur pour m'amadouer.

Je lève ostensiblement les yeux au ciel tout en me sentant rougir. Mes cheveux bruns sont coiffés à la sauvageonne. Mon tee-shirt, d'un groupe passé de mode à l'encolure déformée, dénude ma clavicule et mon épaule pâle constellée de taches de rousseur. Mon pantalon de jogging est couvert de traces de chocolat. Sans doute à cause des brownies que Luka a fait la veille. Manifestement celle qui ne sait pas manger c'est moi.

- C'est le genre de réponse qui fait toujours plaisir aux filles mais il y a des limites quand même à ce qu'on peut nous faire croire.

- Alors c'est non?

Luka a sa voix et sa mine boudeuse d'enfant capricieux. Je ne peux pas résister à cette frimousse là et il le sait le garnement! Je soupire, résignée. En deux trois temps mouvements je balance sur mon lit ma tenue cocooning, enfile une chemise bleu roi que j'adore, un jean au hasard et mes Doc Martens toujours béantes dans l'entrée, prêtes à accueillir mes petons. Je souligne mes yeux noisettes d'un trait de khôl bien charbonneux et recourbe mes longs cils avec du mascara. Bon voilà qui suffira pour ce soir.

Luka arrive près de moi, volubile, heureux d'avoir encore gagné la partie. Il semble bien réveillé à présent. Avec galanterie, il tend vers moi les manches de mon trench noir, je me glisse dedans, puis il passe ses bras autour de ma taille pour nouer la ceinture. Un sourire naît sur mes lèvres bien malgré moi. Et malgré mon tempérament de feu, je me sens subitement comme une petite chose délicate et fragile.

Quand il a ce genre d'attention envers moi, je sens bien qu'il y a plus entre nous, quelque chose de beau qu'on effleure sans toucher. Sans un mot, il glisse son bras sous le mien et nous voilà partis. Rien que pour ça, je suis un peu contente d'avoir changé d'avis.

IndicibleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant