~ Partie IV ~

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Un 7 octobre 1998

C'était un beau mercredi après-midi. Comme chaque semaine, je rentrais en bus de mon cours de violon avec M. Klein. Les écouteurs aux oreilles, je me laissais bercer par les ballotements du transport en commun, me tenant à une barre verticale. La "Sonate n°1 en sol mineur" de Jean-Sébastien Bach me remplissait l'esprit et je me demandais quel serait le prochain morceau que mon cher professeur allait pouvoir me dénicher. Dans un petit coin de ma tête, je savais également que des révisions de maths m'attendaient bien sagement sur mon bureau mais je préférais les laisser où elles étaient. Je n'entendis pas tout de suite la sonnerie de mon portable, si bien qu'une vieille dame assise près de moi me donna un léger coup de coude dans le dos. Je le sortais maladroitement et observais le nom inscrit à la suite du numéro qui essayait de me joindre : Tonton. Pour quelle raison pouvait-il bien m'appeler? Je pressai le bouton vert et calai mon téléphone à mon oreille après avoir veillé à retirer mes écouteurs. Mon oncle parla très vite, d'un ton que je ne lui connaissais pas, si bien que je n'eus pas le temps de réagir immédiatement. Mais deux mots restèrent coincés dans ma tête : ta... mère... Qu'était-il arrivé à ma mère? Arrivée à mon arrêt de bus, je descendis en bousculant quelques personnes et écoutai, inquiète, les paroles de mon oncle sans prêter la moindre attention au monde qui m'entourait. Machinalement, mes pas me guidèrent juste devant chez moi. Je m'arrêtai, le cerveau envahi de pensées toutes plus affreuses les unes que les autres. Route. Voiture. Accident. Hôpital. Des mots sortant d'un simple téléphone portable et qui, pourtant, me firent l'effet d'un électrochoc. Il voulait que je le rejoigne à l'hôpital. L'hôpital où ma mère se trouvait en ce moment même. Je laissai tomber mon bras le long de mon corps, anéantie. Je restai là, pétrifiée au milieu de la rue me rendant difficilement compte que ce mercredi n'était finalement pas comme tous les autres mercredis.

Depuis maintenant deux heures, je patientais avec je ne sais quelle force dans une salle d'attente aux murs jaune pastel, assise à droite de mon oncle. Il ne m'avait adressé que trois mots à la suite de notre rapide dialogue: "Salut, ça va?". C'était sur cette phrase que je méditais depuis le début pour occuper mon esprit. Drôle de question, pour une situation comme la nôtre. Espérait-il que je lui réponde de façon affirmative? J'avais estimé que ne rien déclarer était la meilleure option. Plus j'attendais que la porte s'ouvre sur un médecin qui nous révèlerait enfin les réponses à toutes nos interrogations, et plus je ne pouvais m'empêcher de penser que le pire était arrivé.

Un jour, à l'école, mes copines m'avaient demandé de leur raconter la pire journée de ma vie. J'avais répliqué qu'elle n'était pas encore arrivée. Lorsque je me persuadais de plus en plus que ce jour se présentait à moi, un homme pénétra dans la pièce en blouse blanche et nous invita à le suivre. Pendant le trajet du couloir vers une autre pièce, j'avais saisi la grande main de mon oncle, cherchant un peu de sécurité et de réconfort dans ce bâtiment qui empestait les médicaments. L'homme à la blouse blanche nous laissa entrer dans une chambre où se trouvait un lit avec d'innombrables appareils qui m'étaient inconnus. Deux jeunes femmes étaient penchées vers un lit, prononçant des paroles que je ne pouvais pas entendre. J'avançais prudemment, les jambes tremblotantes. Dans ce lit aux couvertures crèmes, était allongée ma mère, reliée à plusieurs tuyaux. La seule chose que je pus faire à ce moment fut de me précipiter dans ses bras. Elle n'avait plus exactement la même odeur, mais sa chaleur m'était familière. Puis elle repoussa doucement mon étreinte et plaça ses deux mains sur mes joues. Elle souriait, je lui rendis son sourire, mais les larmes accompagnèrent mon geste et je ne pus les retenir.

"Tout va bien. Maman est là."

Ma mère ne cessait de répéter inlassablement ces deux phrases, en me berçant doucement et en me caressant les cheveux comme lorsque j'étais encore en primaire. Ce jour-là, je me laissais faire et acquiesçais, gardant cependant au fond de moi le sentiment de ne pouvoir complètement la croire.

Deux mois plus tard, j'assistais à son enterrement. Ce 10 décembre 1998, je ne versai pas une seule larme.

La semaine qui suivit, je passais mon temps à me souvenir des moments joyeux comme des moments tristes que j'avais passés avec ma mère. Les bulles de savon, ou bien la balade en forêt me revenaient assez facilement. Mais il y avait bien un jour dont je ne pouvais pas me débarrasser : celui où j'avais demandé à apprendre à jouer du violon, comme elle. À cette époque, la vie me semblait belle et innocente. Je peux à présent affirmer que je me fourvoyais.

J'en veux à ma mère. Je lui en veux d'être partie, de m'avoir laissée toute seule, de ne pas m'avoir attendue assez longtemps pour pouvoir jouer à ses côtés. Pourquoi ne s'est-elle pas battue quand elle le pouvait encore? Mon existence ne lui suffisait donc pas? Chaque jour de plus en plus, je haïssais ma mère. Et chaque jour, je me haïssais un peu plus. Je n'ai pas sombré dans le désespoir grâce à ma chère amie Carole qui m'a soutenue et encouragée pour que je ne laisse pas tomber la musique. Je savais qu'elle avait raison, mais mon plaisir de faire glisser mon archet sur les cordes s'envolait sans que je ne m'en rende compte. Néanmoins, ma camarade ne lâchait pas prise et finit par me supplier de lui jouer un morceau rien que pour elle, celui qui me ferait plaisir. Sachant que je n'avais pas touché mon étui depuis maintenant quinze jours (ce qui ne m'était jamais arrivé depuis que j'avais débuté le violon), je devinais d'avance que ce ne serait pas gagné. Surprise, je m'aperçus que le rituel de la préparation de mon violon était encore gravé en moi. Chaque geste, chaque mouvement s'enchaînait comme s'il s'agissait d'une journée normale. Enfin prête, il fut temps de sélectionner le morceau que Carole attendait avec impatience. Je fermai les yeux, réfléchis quelques instants, puis, sûre de moi, je débutai. La mélodie de la "Sonate en ré majeur opus 115" de Sergueï Prokofiev flottait et se mêlait à l'air de ma chambre, laissant échapper tout de même quelques fausses notes imprévues. Il s'agissait de l'ultime morceau que ma mère avait joué devant moi. Pour la première fois depuis presque deux semaines, j'entendais de nouveau ma musique retentir en moi et mon coeur en voulait toujours plus.

J'étais guérie.

Chanson d'une vieWhere stories live. Discover now