1 - Fuite éperdue

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 À bout de souffle, Cassian chuta dans la neige glacée. Les cristaux mordirent sa joue. L'envie de s'abandonner à la caresse gelée le traversa. Pourtant, il trouva la force de se redresser sur ses jambes tremblantes avant de poursuivre avec la même allure désespérée. Malgré la distance, il percevait le son des sabots qui écrasaient la poudre blanche et les plaintes sourdes des chevaux tout aussi éreintés que lui. L'odeur âcre de la sueur, qui coulait sur leurs membres puissants et de l'écume qui jaillissait aux coins de leur bouche tiraillée par les mors, lui fouettait les narines. Il ne savait ce qui l'effrayait le plus : les sombres destriers qui gagnaient du terrain sur lui ou la présence menaçante de leurs cavaliers lourdement armés.

Soudain, un sifflement sec.

Un carreau d'arbalète transperça son épaule droite jusqu'à l'os.

Cassian s'écroula en hurlant et serra convulsivement la hampe qui dépassait de sa chair. Il l'arracha de toutes ses forces. Le trait ensanglanté brillait de l'éclat de l'argent pur. S'il ne craignait pas le métal supposément mortel pour son espèce, il n'en était pas de même pour le poison dont il avait été enduit. Cassian voulut se relever, mais s'écroula aussitôt dans le manteau froid et humide. Des gouttes de sang éclaboussèrent le sol pur. Le mal le rongeait déjà.

À chacun de ses battements de cœur, le puissant venin se déversait dans son corps entier. Cassian, telle une oie que l'on aurait stoppée dans son vol par une flèche, se tordait pitoyablement au sol, incapable de fuir ou même de faire le moindre pas. Il aurait préféré être achevé plutôt que de subir cette torture plus longtemps.

Il ne tarda pas à entendre autour de lui les piétinements furieux des chevaux mêlés aux voix réjouies des hommes. Ses pupilles étant dilatées à l'extrême, il ne distinguait rien de plus que de vagues formes qui allaient à sa rencontre. La pointe d'une épée s'appuya contre sa gorge pour l'obliger à rester à terre. C'était une précaution bien inutile. Les rires furent remplacés par des accents hargneux. Malgré le bourdonnement dans ses oreilles qui déformait les sons, il devina qu'ils se disputaient pour savoir s'ils allaient le tuer ici et maintenant ou le ramener à La Chaise-Dieu pour le remettre entre les mains de leur chef. Si Cassian en avait eu la force, il se serait enfoncé de lui-même la pointe de l'épée dans le cou. Il n'ignorait pas le sort que lui réserverait les instances les plus secrètes de l'inquisition s'il tombait entre leurs mains. La mort, en comparaison, serait un châtiment clément.

Mais alors que les chasseurs débattaient encore et encore, un formidable grondement résonna dans la forêt. Une cohorte d'oiseaux s'envola avec effroi tandis que des formes noires surgissaient de toute part en grondant. Elles se jetèrent à la gorge des hommes et des chevaux sans leur laisser le temps de se replier. Le plus grand désordre régna durant quelques minutes puis le silence retomba comme une chape de brouillard sur l'étendue glacée des neiges.

Cassian chercha à ramper, mais deux mains chaudes s'agrippèrent à lui. Il fut soulevé et plaqué contre un torse nu.

— Quel idiot faut-il être pour se rendre en ville... Tu n'apprendras donc jamais ?

Cassian plissa les paupières pour mieux voir et croisa les iris d'un vert vif de Lycaon, le maître de la meute. Sa crinière noire, longue et hirsute, lui chatouillait le visage. Ses bras solides le portaient comme s'il était à peine plus lourd qu'un brin de paille.

— Avec tes cheveux rouges et tes yeux vairons, tu croyais passer inaperçu ?

Le jouvenceau secoua la tête avec faiblesse, puis se laissa aller sans rien dire contre la poitrine musclée de l'alpha. Sa tête était lourde, douloureuse et, curieusement, bruyante. N'était-elle pas en train d'enfler sous l'afflux violent de son sang ? Il ferma les yeux, écoutant à peine les invectives de Lycaon, qui continuait de le serrer contre lui tout en enjambant les cadavres. La froidure ne gênait pas l'aîné du clan, malgré sa nudité totale, non parce qu'il n'était pas humain, mais parce que sa colère contribuait à l'échauffer. Pourtant, il ne criait pas. Seul un léger trémolo dans sa voix grave trahissait ses sentiments.

— L'aconit nous est presque aussi néfaste que pour les loups ou les mortels. Les chasseurs le savent. Je suppose qu'ils ont cherché à te piéger et, quand ils ont eu confirmation de leurs suspicions...

Cassian cacha sa main brûlée dans un pli de sa cotte en fourrure. Comment aurait-il pu deviner que cette coupe qu'on lui avait tendue à l'auberge contenait un charme destiné à provoquer une réaction physique chez les sorciers et leurs enfants, les lycanthropes ? S'il avait été plus attentif, peut-être aurait-il remarqué que cette coupe n'était pas du même style que le reste de la vaisselle et qu'elle était bien trop ostentatoire pour un endroit aussi pauvre... Mais un simple refus de sa part aurait suffi à le démasquer aux yeux de ses persécuteurs. Ces mortels, obsédés par la purification de la terre que Dieu leur aurait offerte, n'auraient pas hésité à assassiner un innocent au moindre doute. Cassian connaissait fort bien les récits de leurs exactions à l'égard des créatures surnaturelles, dont il faisait partie. Combien de femmes n'avaient-elle pas péri dans d'atroces souffrances parce que soupçonnées de commerce avec le Diable ?

— Lycaon, l'un des hommes a réussi à fuir.

La jeune femme qui venait d'intervenir, bêta de la meute nommée Mirelha, affichait une mine soucieuse derrière sa chevelure courte et brune en bataille. Tout aussi nue que leur chef, des taches de sang maculaient sa peau rose. Elle se tourna vers un jeune garçon, qui contrairement à eux était vêtu, et lui prit des mains une cape en fourrure qu'elle déposa sur les épaules musclées de Lycaon.

— Ah oui... ? s'enquit l'alpha d'un ton distrait.

— J'ai envoyé les autres à sa poursuite, mais...

Mirelha frotta avec nervosité ses lèvres charnues pour essuyer le sang qui les maculait.

— Qu'il revienne avec d'autres, et nous les tuerons, lâcha Lycaon après avoir poussé un soupir. Cette forêt est à nous. Les humains sont méprisables. Sans vouloir t'offenser, Cassian.

Les paroles de Lycaon ne brassèrent que du vide. Le louvat s'était évanoui. Mirelha contourna l'alpha pour venir effleurer la chevelure rousse du garçon avec un sourire tendre. Elle déposa un baiser sur sa joue avant de reculer d'un pas.

— Ne sois pas si dur avec lui. Si tu étais à sa place, tu souffrirais aussi d'avoir été séparé des tiens.

— Cela fait des années, rétorqua l'alpha, implacable. Nous sommes sa seule et unique famille, maintenant.

Umbrae Proles 1 : L'héritier du loupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant