Sous le regard torve de la lune bleue - 1

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[24 Heures de la Nouvelle 2015 : L'histoire devait intégrer un lieu abandonné depuis un certain temps.]

Jack leva haut le genou pour enjamber une souche pourrie de plus. Ses solerets de métal s'enfonçaient peu à peu dans les fonds boueux des marais de la plaine des épées et il pestait tant et plus à chaque nouveau pas. Sa barbe drue était détrempée et ses poils collés les uns aux autres en gros paquets disgracieux. Il enlevait fréquemment son casque pour s'essuyer le front avec un mouchoir de moins en moins sec.

« Foutrequeue, c'est trop humide, dans l'coin. C'est pas un climat pour les nains, ça, moi j'vous l'dis ! »

Gérald ne releva pas. Il se souvenait encore du coup de poing que Jack lui avait asséné dans les parties intimes la dernière fois qu'il avait émis des doutes sur la véritable nature de Jack. Naptha n'avait pas sa langue dans sa poche, elle n'eut pas la même retenue :

« Et moi ce sont les nains râleurs dans ton genre que je ne supporte pas. Je ne comprends même pas pourquoi Luna, la prophétesse, nous a demandé de te prendre avec nous. Tu ne sers à rien, à part à augmenter nos chances de nous faire repérer. »

Jack serra les dents. Il ne voulait pas, une fois de plus, subir les foudres — au sens propre — de la magicienne. Pour se calmer, il sortit de l'une des bourses suspendues à sa taille une vieille pipe en bois. Elle était éteinte depuis longtemps, mais il aimait bien la pincer entre ses lèvres. Ça le détendait. Et là, enfoncé jusqu'aux genoux dans la gadoue, avec comme prochaine destination un château en ruines, réputé hanté qui plus était, il ressentait comme une puissante envie de se soulager les nerfs sur quelque chose ou quelqu'un.

« Là, tout d'suite, ce qui m'faudrait, ce s'rait...

— Oui, on sait », dirent ses deux compagnons, d'une seule voix. « Ce qu'il te faudrait, ce serait une bonne rasade de bière à la cerise, c'est ça ?

— Ouais. Ou alors, une bonne bagarre. »

Deux haches de lancer apparurent mystérieusement entre les mains de Jack, dont les yeux furetèrent dans les ombres, aux abords du marais. Ses deux compagnons se méprirent sur ses intentions.

« Tu ne vas pas recommencer ! s'énerva Naphta. Tu nous as fait le coup chaque fois qu'on s'est arrêtés pour la nuit, tout au long du trajet depuis la cité volante de Panarge jusqu'ici. Et vu qu'on est seuls, tous les trois, j'imagine que c'est à nous que tu comptes t'en prendre, cette fois ?

— T'entends rien ? »

Jack interrogea Gérald du regard. Celui-ci tendait ses oreilles taillées en pointe, concentré. Ses yeux aux prunelles pailletés d'or fin scrutaient les sous-bois. Ses narines délicates humaient l'air avec un léger plissement de dégoût. Naphta se renifla les aisselles et fit la grimace.

« Ben quoi, je pue, et alors ? Vous croyez sentir la rose, peut-être ? Vous vous liguez contre moi, c'est ça ? Vous allez voir !

— Je reconnaîtrais l'odeur des goules entre toutes », murmura Gérald, sans prêter attention aux jérémiades de Naphta. « Il y en a plusieurs. Au moins deux, peut-être trois. Nous n'avons pas été assez discrets, j'en ai peur. »

Naphta renifla et prononça une incantation : une bulle chatoyante vint bientôt recouvrir le petit groupe. Peu après, quatre goules passèrent à côté d'eux sans paraître les voir.

« Elles sont en chasse », expliqua Gérald. « C'est après nous qu'elles en avaient, c'est certain. »

Jack hocha la tête et reprit sa marche en direction du château. Plus vite ils en auraient fini avec leur mission, plus tôt il serait débarrassé de ses deux encombrants compagnons.

De son côté, Naphta bougonnait. Jack remarqua alors que les habits de la magicienne — une tunique ocre, boutonnée à l'orientale, très prés du corps, et un pantalon de fine soie bleue Outzékienne — étaient d'une propreté immaculée. Naphta voletait juste au dessus des eaux boueuses dans lesquelles il pataugeait en maugréant depuis près d'une heure. Il se tourna vers Gérald pour se plaindre du manque d'esprit d'équipe de la jeune femme, mais l'elfe glissait sans effort apparent sur la surface du marais. Seuls ses mocassins verts portaient des traces de boue.

« Tu pourrais pas m'faire profiter d'ton sort de lévitation, Naphta ? » demanda Jack en ravalant sa fierté de nain.

« Ça demanderait trop de magie, pour pas grand-chose. La boue te va très bien au teint et c'est bon pour la peau. Tu devrais essayer des masques d'argile, de temps en temps, ça te ferait sûrement le plus grand bien.

— Tu t'moques de moi, en plus ?

— Loin de moi cette idée, voyons. Ceci dit, c'est un peu tard pour y penser. Nous serons bientôt à destination.

— Oui, mais entre temps, il va falloir franchir un léger obstacle », intervint Gérald.

Il pointait la main vers l'avant. Dans cette direction, à une centaine de mètres à peine, une dizaine de goules marchaient en cercle, sans but apparent. C'est l'instant que choisit le bouclier d'invisibilité de Naphta pour clignoter.

« Ça tombe mal. Je n'ai plus le temps de relancer le sortilège avant que les créatures ne nous voient.

— La peste soit d'la magie d'illusion », grommela Jack en serrant plus fermement ses haches.

Sous le regard torve de la lune bleue - à l'ombre de la boussole...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant