43 - Le vilain petit canard

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Malgré sa crise et une certaine appréhension, Ed continuait à utiliser son pouvoir. Une semaine laborieuse s'était écoulée, au travail, l'ambiance était oppressante, les commandes affluaient et les délais étaient restreints. Comme la masse salariale était insuffisante, l'entreprise fonctionnait à flux tendu. Un oubli ou manque de concentration pouvait être interprété par les petits chefs comme une baisse de motivation. Les initiatives personnelles étaient à proscrire sous peine de remontrances. Ed sentait qu'il était dans le collimateur du patron mais ça ne l'affectait pas, car il savait prendre de la distance avec son boulot. Une question de survie ! À quoi bon se rendre malade ? Des collègues n'ayant pas ce recul accumulaient la pression. La jalousie, les remarques blessantes, et la différence de salaire étaient les vecteurs grandissant d'une haine farouche. À force de tout garder pour eux, ils finissaient par exploser. La colère ressortait et ils s'engueulaient pour des broutilles. Diviser pour mieux régner, les petits chefs avaient compris le système et ils ne se gênaient pas pour attiser le feu. En assistant à ses manigances, Edward était écœuré. Certains avaient fait tomber leur masque pour laisser apparaître leur nature monstrueuse. Infiltrés dans les profondeurs de l'esprit, l'ambition démesurée, l'égocentrisme et la cupidité étaient un poison terriblement destructeur. Ce cocktail détonnant affectait tout le monde.

Ce vendredi exténuant était enfin terminé ! Déprimé, à cause de cette ambiance au travail, Ed appela Gisèle pour se confier.

Elle entonna :

— Aux infos, ils pensent que tu es mort. Je suis heureuse de constater le contraire.

— Ouais, j'ai vu le journal. Le final ne s'est pas déroulé comme prévu. Tout a foiré ! J'aurais dû t'appeler avant, désolé. Je traverse une période difficile, au boulot, il y a une mauvaise ambiance. Je sens que je vais craquer...

Attentivement, l'octogénaire écouta le jeune homme raconter quelques anecdotes. Elle constata qu'il avait autre chose sur le cœur, une blessure plus intime. En fermant les yeux, tout devint limpide, elle venait de comprendre.

La veille dame souffla :

— Comment va Marianne ?

D'une voix oscillante, il déclara :

— Elle ne veut plus me parler. Mais c'est normal, sans le vouloir, je lui ai posé un lapin. Et maintenant je ne sais pas comment rattraper le coup.

Sachant trouver les mots justes pour apaiser ses craintes, Gisèle lui a remonté le moral en quelques minutes. Au crépuscule de sa vie, elle était persuadée que l'amour pouvait vaincre toutes les épreuves.

Pour conclure, elle murmura :

— Marianne te pardonnera...

Puis elle s'écria :

— Ed, regarde dehors !

Dans son appartement, le jeune homme se précipita à la fenêtre et tira le rideau. Ensemble mais éloignés par la distance, ils regardèrent les premiers flocons de l'année tomber du ciel. Happé par ce spectacle, ils restèrent silencieux. Leur âme d'enfant s'éveillait.

— Gisèle, merci pour tout et à bientôt ! lança Ed.

— Ça m'fait plaisir de causer, tu sais, je suis curieuse et bavarde. À la revoyure mon p'tit gone.

Après avoir enfilé son blouson, un bonnet et des gants, comme un gamin, Ed se précipita dehors pour profiter de cet instant magique. Arrivé en bord de Saône, la neige tomba de plus belle et l'horizon blanchissait. Excité, Ed marchait sur le chemin de halage et contempla le paysage. Il appréciait cet air chargé d'iode, il respirait à pleins poumons. Pris dans une rafale, il rit aux éclats. La neige commençait à prendre sur le chemin et les bordures. À ce rythme les routes seront blanches et les automobilistes pris au dépourvu. Les poids lourds immobilisés joncheront les accotements. Il y aura beaucoup de tôle froissée, ce qui fera les choux gras des assureurs et des garagistes. L'économie tremblera mais les enfants s'amuseront. Ed pensa également aux sans-abris ! Pour eux, le froid et la neige étaient redoutables. Comment les aider ? Aux yeux des Lyonnais Sadjo Bel était mort...

Sur le retour de promenade, les bourrasques se calmèrent et l'horizon se dégagea. En longeant le camping Edward fut envoûté par le charme de Trévoux. Au loin, recouvert d'un manteau blanc, les toits de la veille ville étaient somptueux, un charme incontestable s'en échappait. Le jeune homme ne résista pas, il s'arrêta près d'un banc et ramassa de la neige pour former une boule. Heureux, il la lança aussi loin que possible. Ses souvenirs d'enfance remontaient à la surface et libéré de ses tourments, il rentrait chez lui.

Après avoir ôté ses vêtements d'hiver, Ed alla dans sa chambre pour ouvrir le placard mural. Il en extirpa une boite de chaussures bien remplie. À l'intérieur, il y avait la recette de tous ses spectacles. Combien d'argent Sadjo Bel avait gagné ? Désintéresser par le fric, il n'y avait jamais songé. Méticuleusement, il commença à trier les billets, le public avait été généreux. Pour les pièces se fut plus fastidieux, mais sa persévérance fut récompensée quand le verdict tomba. Il avait gagné dix-sept mille cinq cent trente-quatre euros et soixante-cinq centimes.

Non sans difficulté, il avait déjà dédommagé Gisèle pour les plats qu'elle avait cuisinés. Dans un premier temps, elle avait refusé d'être rémunérée, elle ne cessait de répéter qu'elle l'avait fait de bon cœur. Pour ne pas le vexer, elle avait accepté quelques billets. Elle pourrait bien se fâcher s'il revenait pour lui proposer une partie du pactole ! Que faire de ce magot ?

L'homme à la hache (histoire mystérieuse, drôle et effrayante)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant