II. Alexandré

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Je ne m'étais jamais intéressé à la vie de quelqu'un d'autre. Chaque personne devait être responsable de son propre destin et décider de ce qu'elle voulait faire de son existence. « Vivre est une bénédiction », disait père. Voilà trois ans qu'il a disparu de la surface de cette terre... C'était un homme qui aimait tout et qui était aimé par tous. Les seules choses qu'il ne supportait pas étaient les femmes, surtout les blondes. Pourquoi ? Simplement par le seul fait que son premier et dernier amour était une blonde. Non, ce n'était pas ma mère, ma mère qui fut pourtant là jusqu'au dernier souffle de mon père. Elle, elle avait de longs cheveux bouclés châtain foncé, ses yeux étaient obscurs comme les miens, on m'avait toujours comparé à elle. Il n'y avait pas de femme plus charmante et agréable que ma mère. Mais elle aimait son mari, pas moi. Je ne l'ai plus jamais vue après la mort de mon père. À cause de cela, j'ai fini par les détester aussi, les femmes.

Elle, ce n'était pas une femme, mais une enfant... « Que fait une petite fille abandonnée dans les bois ? Depuis quand est-elle seule ? » Je ne savais comment lui demander... Ses yeux ressemblaient à de jolis coquillages prêts à s'ouvrir et à faire tomber les perles qui y étaient cachées. Je ne voulais surtout pas la faire pleurer...

On continua à marcher. Où l'emmenais-je ? Chez moi. Pourquoi ? Parce qu'elle n'avait nulle part où aller. Il fallait que je lui donne au moins des habits et de quoi manger, je ne pouvais pas l'ignorer et faire comme si de rien n'était...

Une fois arrivé, je l'invitai à entrer, ce qu'elle fit sans hésiter. C'était une fille, mais elle entra sans aucune peur. « Elle est très innocente ou bien très ignorante », pensai-je en la regardant passer la porte. Je pris une chaise et je la lui mis à côté de la fenêtre. Je lui demandai de s'asseoir et d'attendre. J'allai dans la chambre de ma mère et je pris la robe la plus petite que je trouvai. Puis, je la lui tendis et l'emmenai au bain :
— Prends un bain. Tu peux t'essuyer avec les serviettes dans l'armoire, là-bas.
Elle ne répondit pas. Elle regardait l'eau du robinet que je venais d'ouvrir. Je remplissais la baignoire pendant que je l'observais. Je fermai le robinet et puis la porte de la salle de bain et je la laissai.

Je me mis à préparer de quoi manger tout en pensant : « Elle semble vraiment seule... Je me demande ce qui lui est arrivé. Devrais-je lui préparer un repas à emporter avant de la faire partir ? » Mais devais-je la faire partir ? Et si elle n'avait vraiment nulle part où aller ?

Après avoir terminé, je me mis à l'attendre à table. Deux heures avaient passé depuis qu'elle était entrée dans la salle de bain. Les jeunes comme moi étant très impatients, je me levai et allai voir pourquoi elle n'avait encore pas fini. Je frappai à la porte. Personne ne répondit... J'attendis encore un peu, mais je n'entendais aucun bruit...
— Fillette, je vais rentrer...
Je mis ma main lentement sur la poignée et je la tournai. J'ouvrirais la porte avec les yeux fermés, je ne voulais surtout pas la voir nue.
— Écoute, je ne regarde pas, mais il faut que tu me parles... J'ai fait à manger. Tu ne voudrais pas te vêtir et sortir ?
Rien, aucune réponse. De terribles idées traversaient mon esprit : « Elle n'aurait quand même pas perdu connaissance, si ? » pensai-je. Sans réfléchir, j'ouvris les yeux mais la salle était vide. Il n'y avait personne, pas une âme. La fenêtre était ouverte. Il n'y avait que la robe de mère et ce froid vent de printemps qui faisait claquer les rideaux.
— Est-elle partie ? Et dire que j'avais préparé des provisions pour qu'elle les prenne. Elle n'aura pas cru que je suis un pervers, j'espère !
Je soupirai. Tout d'un coup, j'entendis un bruit. C'était le bruit d'un objet métallique tombant par terre. J'allai rapidement vers la cuisine pour voir ce que c'était exactement. Je regardai. Elle était là et tenait sa robe d'un air timide. Ses joues rouges remplies de taches de rousseur rappelaient un peu le visage de ces poupées commençant à être à la mode. Jamais, dans mes dix-sept ans de vie, je n'avais vu une fille aussi « brillante », même avec tant de saleté sur elle. Car elle était plus sale que les mendiants du coin... Mais tout le monde le sait, peu importe la personne qui possède le diamant, tant qu'elle le possède, elle brillera. Elle avait des yeux et des cheveux dorés si incroyables, si spéciaux... Elle était unique.
— Mais qu'est-ce que tu fais ?
— Rien...
— Tu t'es finalement décidée à parler.
— ...
— Si tu voulais la poire, tu aurais dû me le dire. Regarde, tu as tout fait tomber.
Je me rapprochai d'elle en prenant la casserole qu'elle avait fait tomber. Je la remis à sa place, à côté des fruits, sur l'étagère des épices.
— Tu es trop petite... Puis-je savoir quel âge tu as ? demandai-je en remettant dans le panier les poires qui étaient tombées.
Elle ne répondit pas. Je m'accroupis à moitié et me mis devant son visage :
— Moi, j'en ai dix-sept. Je m'appelle Alexandré. Tu peux m'appeler simplement André.
Elle me regarda distraitement.
— Dix-sept...
— Oui, dix-sept !
Je lui souris en montrant toutes mes dents.
— Si tu veux manger, tu devras d'abord te laver, d'accord ?
— Oui...
Elle s'en alla sans rien ajouter. Finalement, j'avais raison. Après son bain, elle ressembla à une vraie poupée. Ma haine contre les femmes avait totalement disparu.

On s'assit et on soupa. C'était le premier souper que je partageais avec quelqu'un depuis le départ de mère...
— Pourquoi tu ne manges pas ? Tu n'aimes pas.
— Je n'aime pas...
— Ah... Tu me blesses.
N'avait-elle pas faim ? Je ne savais pas... Elle semblait ne pas avoir mangé depuis des semaines.
— C'était quand, la dernière fois que tu as mangé ? Comment peux-tu te permette de faire la fine bouche ?
— Je ne sais plus...
— Tu ne sais plus.
— Non...
Ah... Ma tête de grincheux commençait à apparaître. Je me forçai à sourire.
— Ha ha ! Mais il faut que tu manges. Ha ha ha...
— Fruit...
— Fruit ?
— ...
Elle regarda discrètement l'étagère. Je compris subitement. Je me levai et pris le panier. Je le posai sur la table et l'invitai à en prendre tant qu'elle en voulait. Elle se servit, ses yeux s'illuminèrent. Elle sourit et commença à manger avec beaucoup d'enthousiasme. Je n'aurais jamais cru qu'une poire pouvait rendre une personne aussi heureuse...
— Tu t'appelles comment ?
— Lollia, répondit-elle en mâchant.
— Lollia ? Tu as un beau nom.
— Mes frères les plus proches m'appellent Lia.
— Tu as des frères ?
— Oui, mais ils sont dans le ciel...
Elle se tut et me regarda, surprise.
— Oh... Je suis désolé... Mon père est aussi dans le ciel...
— Ah... Oui...
Elle me regarda fixement en disant ses mots. Puis elle continua à manger.
— Comment était ton père ?
Sa question ne ressemblait pas à celle d'une enfant... Mais je lui répondis sans trop y penser :
— Euh... Il avait une bonne relation avec tout le peuple. Dans ce village, tous le connaissaient comme un homme honnête et juste. Il était écrivain, même s'il n'a pas vraiment vendu de livres. Il préférait écrire pour lui. Et... Oui ! Il aimait beaucoup cuisiner pour nous. Mère était folle de lui et de ses plats. Elle est partie quand Père est décédé, il y a quelques années... Père n'en était pas du tout amoureux, il m'a raconté qu'il était avec elle parce qu'elle était la mère de son fils. Père était un peu lamentable... Mais il m'a dit qu'il avait bien vécu, que la seule chose qu'il regrettait était d'être tombé amoureux d'une mauvaise personne. Il m'a dit aussi que l'amour était quelque chose de génial, mais qu'il fallait trouver la bonne personne... Père méritait quelqu'un de bien, il était le meilleur. Mère m'a toujours ignoré, ce n'est que maintenant que j'ai compris qu'elle m'avait eu seulement pour être avec Père... Je pense qu'elle ne le méritait pas. Père était tellement gentil, j'aurais voulu ne pas naître, il aurait pu retrouver un nouvel amour et vivre réellement une belle vie passionnante... Oh ! Ha ha ha ! Désolé... Je me suis emporté...
— Les humains ont toujours eu besoin de parler ou pas ? Tu as dit « vie passionnante »... Vivre, c'est vivre. À la fin, peu importe comment tu vis, tu termineras par retourner là d'où tu viens.
— Que veux-tu dire ?
— La vie, ce n'est que le début de ta mort...
— Avant la mort, il y a beaucoup d'autres choses qui ont un début et parfois une fin. La vie, c'est une aventure avec différentes voies. Tu ne devrais pas penser comme ça... Je peux savoir l'âge que tu as ? Tu n'as rien vécu, comment peux-tu parler ainsi ? Il faut que tu vives avant que tu meures.
— La vie d'un mortel est limitée. Vous devez croire que c'est le meilleur des cadeaux qui puisse être offert. Cette vie n'est qu'un simple cauchemar duquel on ne peut pas se réveiller.
— Et pourquoi tu ne rêves pas ?
— Quoi ?
— Si la vie est un cauchemar, rêve. Un rêve est bien meilleur, tu n'auras pas envie de te réveiller.
— Mais je veux me réveiller...
— Tu te réveilleras quand tu mûriras, alors !
— Je pense que je vais vivre encore une longue éternité, moi...
— Eh bien, tant mieux pour toi, tu pourras rêver de beaucoup de choses !
— Rêver...
— Ha ha ! Oui ! En parlant de rêver, notre conversation se fait longue, tu ferais mieux d'aller dormir.
— Ah, oui...
Cette nuit-là, je la laissai finalement se coucher dans la chambre de mes parents. Il me paraissait qu'elle était un peu perturbée. Parler comme ça... Elle semblait avoir vécu beaucoup de mauvaises choses...

Le lendemain je me levai un peu tard. Il fallait que j'aille pratiquer avec les autres musiciens, mais la conversation avec Lia m'avait vraiment épuisé... Je mis mes pantoufles et enfilai une chemise. J'allai jusqu'à la porte de la chambre et frappai. Personne ne répondit. « Elle doit être fatiguée », pensai-je. J'ouvrirais lentement en essayant de faire le moins de bruit possible. La porte fit un discret grincement. J'entrai. Le lit était vide. J'allai rapidement dans les toilettes. Personne. Je me précipitai à la cuisine. Rien. Elle n'était pas là. Elle était partie.

Des jours, des semaines et des années passèrent sans que je la revoie... Qu'est-ce qu'il lui était arrivé ? Comment son cœur était-il devenu si froid ? Je ne savais pour quelle raison elle me semblait si seule... Je me posais beaucoup de questions sur elle, mais la seule chose que je voulais vraiment savoir et que j'espérais le plus était qu'elle trouve un sens à sa vie.

Ángelos |✔️Où les histoires vivent. Découvrez maintenant