Prologue

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Une nouvelle bourrasque cracha sur eux une volée de flocons humides. Malgré la proximité d'un timide brasero, Guillaume réprima un frisson contre lequel ni laine, ni cuir, ni maille, ni même sa fourrure, tout imbibés de neige, n'étaient d'aucun secours. Tout près, Ed la Balafre s'ébroua bruyamment et jura. « Par les sept enfers, ce grésil aura ma peau ! Mieux vaut encore le soleil et les sables de Terre Sainte ! »

Guillaume ne broncha pas, il avait l'habitude de ces mouvements d'humeur. Son vieux compagnon d'armes s'était plaint encore bien davantage de la canicule à présent évoquée avec tant de désinvolture, et en des termes bien plus colorés. Ils avaient sué sang et eau sur les gués de l'Aphore, tandis que soleil et infidèles frappaient à toute force les carcasses cuirassées des croisés. Sans doute la pire épreuve de toute sa vie. Il avait cru y rester ce jour-là et laisser sa dépouille flotter en des eaux bien éloignées de sa terre natale. Mais il fallait avouer que ce soir le froid mordait, et cette fichue neige fondante, tardive pour ces contrées, s'employait à assombrir encore leur humeur.

Ed approcha les mains de la flamme qui luttait contre les éléments malgré l'évidence de sa défaite prochaine. Ses petits yeux brillaient dans sa trogne couturée de soldat. « On ne sait même pas pourquoi on veille, maugréa-t-il encore. La Mégère a fait doubler la garde, mais dans quel but ? En fait, à bien y réfléchir, on ne sait même pas qui elle est. »

Une question cent fois soulevée. « Elle paie en bel et bon argent, c'est là tout ce que nous désirons n'est-ce pas ? Nous n'avions plus de contrat depuis la fin de l'été. En ce qui me concerne, elle pourrait bien me demander de danser ou de chanter, je m'exécuterais, et encore avec un joli sourire du moment qu'elle remplit nos bourses et nos panses. 

-Dieu merci non ! s'esclaffa la Balafre. Tu chantes à peu près aussi bien que mon canasson. Quant à danser... La neige est assez dure à supporter sans devoir en plus se farcir un mercenaire travesti en trouvère à cinq sous. 

-Donc tu constateras que notre sort pourrait être pire. »

Voilà quelques mois que le capitaine Guillaume et ses hommes avaient été embauchés par la Mégère, une femme sortie de nulle part et portant une épée à la ceinture. Ils avaient fait sa rencontre à Belcastel vers la fin de Malenoire, tandis que l'agonie de l'automne faisait frémir les dernières feuilles aux ramures des arbres. Guillaume avait d'abord été surpris par l'audace de ce petit bout de femme décidé, dans ce bouge crasseux bondé de reîtres sans solde. La demoiselle l'avait abordé sans détour, après avoir piqué droit sur lui. Elle recherchait quelques hommes fiables et avait entendu parler de lui et de ses mercenaires. Elle n'avait pas besoin de toute une compagnie, ses huit lui suffisaient, d'autant qu'elle préférait, dans la mesure du possible, éviter d'attirer l'attention. La Mégère avait dit cela à mi-voix, sous les regards intrigués de la moitié des épées à louer de la ville.

Ces cachotteries, l'étrange dégaine de la dame autant que la solde promise, coquette somme s'il en est, avaient d'emblée poussé Guillaume à la méfiance. N'était-ce pas simplement un rival, un vieil ennemi ayant une dette à éponger, qui lui jouait un tour pendable ? Mais le métier de mercenaire se révèle souvent ingrat dans un royaume qui enfile les années de paix et de prospérité comme des perles sur un chapelet. Aussi Guillaume n'avait-il pas balancé longtemps. Ce n'est qu'après l'échange d'une poignée de main qu'elle s'était présentée. Céleste fut le nom qu'elle lui donna et, de fait, elle devait bien tomber du ciel cette courageuse petite dame, car force lui était de constater qu'elle tenait parole, sa bourse n'avait plus été si bien garnie depuis des lustres.

Ainsi Guillaume considérait-il le vent et le froid comme de moindres maux. Il tisonna toutefois le brasero, histoire de lui rendre un semblant de vie. Les escarbilles dansèrent un instant sous leurs yeux pour mourir aussitôt. Au demeurant il y avait ici du feu et un bon lit les accueillerait au terme de leur quart. Céleste montrait une invariable préférence à louer quelque étable ou logis à des fermiers plutôt que de prendre chambre à l'auberge. Cette habitude de s'entourer de mystère... Et cette ferme-ci, une grosse propriété douillette et cossue, se surpassait dans le confort fourni. La maîtresse de maison leur mitonnait de délicieux ragoûts et confitures. Et la fille, si elle s'était jusqu'alors refusée à céder aux avances du capitaine, leur faisait chaque jour cadeau de radieux sourires et du spectacle d'une jeune gorge opulente dans un corsage devenu un peu juste.

L'empire de la nuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant