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ALABAMA

  Novi se débarrassa de son flingue sans dire un mot. Si ça n'avait tenu qu'à moi, j'aurais tué Washington, qu'importe ce qu'il arriverait à Indiana. Comme tout adolescent qui se respecte, j'étais une cynique ; qu'est-ce que valait la vie d'un pauvre morveux comparée à la mienne ? J'avais déjà tué ma meilleure amie, rien ne m'arrêtait. Pourtant, je choisis de jeter mon pistolet par terre, moi aussi — ça pimentait beaucoup plus l'histoire.

  « Pas si cool de ne plus être celle qui commande, hein, Novi ? » ironisa Washington.

  « Pourquoi tu fais ça ? Je croyais qu'on était du même côté ! »

  Le jeune homme porta une main à sa poitrine et forma un O avec sa bouche pour montrer que ses propos l'offensaient.

  « Moi, faire partie de votre petite insurrection ? Jamais de la vie. Je suis du côté de Justice. Des créateurs. D'Upsurge. »

  Je n'en croyais pas mes oreilles. Comment, après tout ce que nous avions découvert, pouvait-il rester fidèle à ces pourritures ?

  Comme s'il avait lu dans mes pensées, il développa:

  « Je pense que le programme est profondément bon, et que le but des créateurs n'est pas de nous détruire. S'ils ont agi ainsi, c'est qu'ils ont une raison. J'ai foi en eux, et je ne me laisserai pas berner par des gamins qui ne savent pas de quoi ils parlent. Réveillez-vous, Upsurge est quelque chose d'infiniment plus grand que vous. Ils gagneront. »

  Novi lui cracha à la figure.

  « S'ils ont réussi à te faire croire ça, c'est que t'es vraiment perdu, mon pauvre. »

  Il s'essuya le visage du bout du pouce, pas dégoûté pour un sou.

  « Novi, Novi, Novi. » chantonna-t-il. « Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? Je vais y réfléchir, mais, avant ça, Lincoln, mon chou, rends-moi un service. Fais en sorte, avec tes petits gadgets, de rétablir la connexion avec les créateurs. Je sais que c'est possible. »

  Voyant que Lincoln hésitait, Washington perdit son air enjoué, et secoua Indiana devant lui pour le faire réagir, menaçant de le balancer par la fenêtre comme un vulgaire déchet. Aussitôt, Lincoln commença à taper sur les touches du clavier, les doigts tremblants.

  Des coups de feu se firent entendre en provenance des escaliers. Je compris que Tennessee n'avait pas réussi à retenir le Maelstrom et que ceux-ci allaient débarquer d'une minute à l'autre.

  Tout le monde avait les yeux dirigés vers l'écran de Lincoln, mais moi, j'observais Indiana. Il n'était pas au bord des larmes, comme je l'aurais cru ; stoïque, presque insensible, son calme rigide contrastait avec ses pitreries quotidiennes. Son front plissé à cause de ses sourcils froncés témoignait d'un effort intense de concentration.

  Sur le bout de ses lèvres, je lisais les mêmes mots : "don de soi". Il les répétait inlassablement, comme une incantation pour tenter de percer leur mystère.

  Washington tapa du pied.

  « Bon, ça vient, oui ? » s'impatienta-t-il. « On meurt d'ennui, là, ça me donne presque envie de me jeter par la fenêtre. »

  Le visage d'Indiana s'éclaira. Il se tourna vers moi, puis vers le groupe épouvanté, avant de me fixer de nouveau de ses deux pupilles rondes et persistantes.

  Alors je saisis son intention, et je hochai la tête, gravement. Qu'importe ce qu'il allait faire, je ne l'arrêterai pas.

  Il sourit, serein. C'était la dernière chose qu'il attendait avant de basculer sa tête en arrière.

  « Qu'est-ce que... » commença Washington.

  Il ne termina pas sa phrase, car, emporté par l'élan d'Indiana, il tomba à la renverse. Au dernier moment, Indiana parvint à arracher son bracelet électronique et me le lança.

  La seconde suivante, Washington et lui firent une chute vertigineuse.

  « Non ! » cria Novi, courant vers l'embrasure.

  Je ne perdis pas de temps ; je donnai à Lincoln le bracelet d'Indiana, qui affichait maintenant dix mille points. Lincoln le passa devant le capteur d'une borne que je n'avais pas remarquée.

  Je jetai un regard vers l'embrasure par laquelle ils s'étaient jetés. Dans environ cinq secondes, ils allaient s'écraser par terre.

  Le moteur à l'intérieur de la colonne métallique se mit à ronronner.

  « Allez ! » encouragea Lincoln, comme si la machine pouvait l'entendre.

  Quatre secondes.

  Je retins mon souffle. Si nous n'arrivions pas à désactiver le dôme à temps, le geste d'Indiana n'aurait servi à rien.

  Trois secondes.

La colonne vrombissait tellement qu'elle faisait maintenant trembler le plancher. Elle surchauffait ; certains câbles électriques commençaient à fondre, et de la fumée s'échappait des interstices. On aurait dit qu'elle allait imploser.

  Deux secondes.

  Lewiston porta ses petits doigts à sa bouche pour se ronger les ongles. Quant à Novi, elle avait le visage tout rouge et ne tenait pas en place.

  « T'avais pas le droit de faire ça ! » hurla-t-elle plaintivement.

  Une seconde.

  Elle donna un violent coup de pied au gros cylindre. La machine était presque en feu tant elle surchargeait.

  Zéro.

  Le bracelet s'éclaira et bipa trois fois. Le capteur vira au vert et un signal sonore retentit pour dire que la transaction s'était bien déroulée. Je soupirai de soulagement tandis que Lincoln s'épongea le front.

  L'instant d'après, l'écran s'éteignit ; Indiana était mort.

  Nous regardâmes tous le bracelet qui ne fonctionnait plus. C'était donc ça, le don de soi. Se dévouer à quelque chose de plus grand que sa propre personne. Et c'était un gamin de dix ans qui l'avait compris. Il avait donné sa vie pour la nôtre. Je me promis d'abattre les créateurs d'Upsurge. Jusqu'au dernier.

  Lincoln se racla la gorge.

  « La réserve énergétique est trop faible, je ne peux pas neutraliser le dôme longtemps. On n'a que dix minutes pour sortir de la ville avant qu'il ne se matérialise de nouveau. » nous informa-t-il.

  Tennessee choisit ce moment pour débouler, essoufflé. Je jurai intérieurement. Honnêtement, j'avais espéré qu'il crève, en bas. Ça m'aurait évité d'exécuter cette tâche moi-même.

  « Ils arrivent. » annonça-t-il.

  Comme pour appuyer ses dires, une explosion éclata quelques mètres en dessous de nous, faisant trembler le parquet sous nos pieds.

  « Ok, oublions les escaliers. » fulmina Lewiston. « De toute façon, à pied, on n'atteindra jamais le van à temps. Novi, une idée ? »

  Celle-ci resta interdite. Le coin de sa bouche trembla, et elle se mit à pleurer. Ça me fit tout drôle, de la voir montrer ses sentiments. Je me dis que les personnes comme Novi ne pleuraient pas que pour une seule raison, mais pour toutes les fois où elles s'étaient retenues d'éclater. Finalement, elle n'était pas invulnérable.

  Je ne l'étais pas non plus. Mais je me dis que, finalement, je ne connaissais pas si bien Indiana que ça, et que ça m'était égal qu'il soit mort. Et si Novi n'était pas capable de trouver de solution, c'était à moi de prendre le relai. Il fallait que je nous sorte de là.

  Je me creusai les méninges. Nous ne pouvions pas nous déplacer sur terre. Nous devions donc être plus...

  Aériens.

  Songeuse, je pris un câble dans ma main, le tordis, l'étirai. Il était suffisamment solide pour supporter le poids de plusieurs personnes.

  « Je pense que j'ai trouvé un moyen. » déclarai-je. « Vous avez déjà fait de la tyrolienne ? »

UPSURGEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant