Chapitre 2.

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Louis avait roulé toute la nuit. Épuisé et fébrile, il longea le trottoir de la rue en première, comme s'il cherchait encore à gagner du temps, mais il peinait à le gagner ce temps, tout comme le lièvre des fables tentait de le faire sur sa légendaire adversaire, et finit par s'arrêter à la hauteur de la maison de son père.

Il avait toujours détesté cette maison. Louis lui avait toujours trouvé l'odeur de la mort. Il y avait vu partir sa mère, et il craignait qu'il en soit bientôt de même pour son père, bien qu'il le sache d'une nature relativement coriace.

Mais surtout, il y avait vu un crime auquel il n'aurait jamais dû assister, tant par son âge que par l'incompréhension d'un tel geste venant de ceux qu'il aimait. Une mort qu'on lui avait demandé de taire, et avec laquelle il avait appris à grandir, détruisant toute forme de confiance, en lui-même, et en n'importe qui d'autre.

Et puis, autrefois, cette campagne sans bruit le rendait fou. Lui qui ne pouvait désormais plus passer deux heures en ville sans se sentir à la limite de l'agoraphobie, détestait, adolescent, le silence que lui renvoyait le vide avoisinant. Il rêvait de la ville. Il voulait vivre en ville. Pour fuir. Et oublier.

À peine eût-t-il garé la voiture devant le grand portail vert qu'il sentit une boule d'anxiété se former au creux de son estomac. Un sombre mélange d'appréhension et de tristesse. Il réalisa alors qu'il n'avait pas ressenti cela depuis bien longtemps. Depuis plus de six ans. Depuis la mort de sa mère, en fait. Il plissa les yeux devant cette bâtisse qui s'était délabrée à mesure que déclinait la santé de son père. Il les plissa de dégoût et de colère, en pensant à son frère et sa sœur qui, au même titre que lui, n'avaient absolument pris aucune initiative pour conserver cette demeure dans un état correct. Même vue de la rue, cette maison, qui faisait pourtant autrefois la fierté de son père, faisait peine à voir. Elle faisait pour ainsi dire même pitié.

Il ne prit pas la peine de faire le tour jusqu'au reste du terrain, derrière la maison, car il y serait contraint plus tôt qu'il n'en avait envie. Surtout parce qu'il ne voulait pas affronter ce qu'il était sûr d'y trouver, et parce qu'il se dit que certains secrets se doivent de rester enfouis. Profondément. Et pour toujours.

En montant les escaliers extérieurs, il constata que la pelouse n'avait pas été tondue depuis longtemps, et il plaça en tête de sa liste de reproches, le nom de l'entrepreneur qu'il avait engagé pour ce travail, juste devant son frère et sa sœur.

" Ce n'est quand même pas si compliqué d'entretenir un jardin " grommela-t-il, se sachant pourtant incapable de faire mieux.

Pour une fois, il ne râlait pas sans raison, car le jardin ne ressemblait plus à rien : les glaïeuls roses que sa mère avait planté étaient si secs qu'ils auraient presque pu casser sous l'étreinte d'un souffle de vent. Le prunier n'était plus bon qu'à lancer un feu de cheminée, lui dont les fruits régalaient autrefois les tartes de sa mère. Quelques monticules de terre sur le terrain laissaient imaginer que les sous-sols étaient envahis d'indésirables, comme le fût son esprit au moment même où il s'apprêtait à franchir le palier de cette maison où il avait grandi. Et dont il hériterait un jour, bien malgré lui. Mais elle devait rester dans la famille. Personne ne devait s'y installer à part lui. Pas même son frère ou sa sœur, qui ignoraient tout de ce qui s'y était passé. Le destin en avait voulu ainsi.

Il ouvrit la porte, et la poignée laissa une trace noirâtre dans sa main, poignée dont ne se servait plus personne depuis que Cécile était partie. Il repensa à leur dernier échange au téléphone, et il haussa les épaules. Elle n'était certes pas très maline, mais elle avait été fidèle et utile pendant ces trois dernières années.

Le Syndrome CronosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant