Chapitre 8.

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Pour la fête nationale, Madame le Maire avait mis les petits plats dans les grands. Persuadée ainsi de séduire les derniers incrédules quant à sa gestion des affaires de la commune avant les prochaines élections, elle avait fait en sorte que tout soit parfait. Sur une place du village toute récemment pavée, elle avait fait disposer les tables de chaque côté, pour laisser suffisamment d'espace et créer une piste de danse éphémère. Les guirlandes lumineuses, accrochées avec soin dans les mûriers platanes, et ayant servies au dernier sapin de Noël, tamisaient l'atmosphère. L'association des jeunes retraités locaux s'agitait à la buvette comme des abeilles dans une ruche, comme pour chaque manifestation que proposait le village, et faisait flotter une vague blanche au-dessus du comptoir.

L'orchestre, composé de 4 musiciens dont les costumes s'étaient usés sur toutes les scénettes avoisinantes, avait sans aucun doute coûté à la commune beaucoup moins que le ravitaillement en bières, et faisait grésiller les enceintes d'une musique désaccordée et morose, comme l'était le moral de Marcel en écoutant ce tintamarre. Lui qui avait été habitué aux plus belles sonates durant toute sa carrière méprisait l'à peu près qui lui arrachait les oreilles. Comme il méprisait l'à peu près de manière générale. La main toujours sur sa canne, coiffé du panama blanc défraîchi que Giulia lui avait offert pour ses 50 ans, il dévisageait les musiciens en grinçant des dents à chaque fausse note qu'il était le seul à entendre.

Marcel toisait ses congénères avec le mépris qui le caractérisait, maugréant dans son coin de la médiocrité qui l'entourait, lui qui les percevait tous un par un, et qui ne faisait même pas l'effort de faire semblant. Son regard bleu perçait chacun de ceux qu'il croisait, asseyant son dédain, monarque d'un royaume sans nom, imaginant sa supériorité et ce qu'il pourrait en faire devant eux. Du haut de ses 60 ans qu'il allait bientôt célébrer, il ne craignait aucun d'entre eux. La seule chose qu'il redoutait était la vérité, et les seules personnes qui la connaissait étaient soient de sa famille, soient déjà mortes. Cette certitude le rendait encore plus hautain, et ses fils accordaient facilement cette attitude à son statut de vieil homme malade. Ce qu'ils ignoraient, c'est que Marcel agissait de la sorte car il n'avait plus rien à perdre. Lui qui n'espérait pas une vie aussi longue se fichait éperdument de ce qui l'attendait. Il avait profité de tout ce qu'elle avait pu lui offrir, et s'était longtemps imaginé mourant de manière prématurée, de maladie ou d'accident, payant le prix d'un crime qui le hantait, lui qui avait alors ôté la vie à un homme qu'il avait bien connu. Un homme qu'il avait connu à cause sa femme.

Giulia était entrée dans sa vie comme un tourbillon dans lequel il s'était laissé entraîner, perdu dans ce qu'il savait être un amour soudain et destructeur, de ceux qui laissent une trace pour toujours, peu importe le temps qu'il dure. Elle arrivait de sa Sardaigne natale, balbutiant quelques mots de français, servant sans envie tous ces hommes qui la courtisaient, dans le bar où elle avait été engagée et que Marcel fréquentait. Il était celui à qui elle avait accordé un sourire, et cela avait suffi à le faire complètement chavirer, redevenant l'adolescent stupide qu'il avait pu être devant une créature qu'il n'aurait jamais pu rêver d'avoir. Elle était plus âgée que lui, et semblait avoir bien plus d'assurance. Il l'avait timidement invitée au cinéma, qu'elle avait aimablement refusé d'abord plusieurs fois. Devant la persévérance du jeune français, l'italienne avait fini par accepter un premier rendez-vous. Puis à dîner, comme l'époque le voulait alors. Mais leur relation se transforma rapidement en une passion charnelle et dévorante. Ils se voyaient en secret, partageant des instants de vie que l'on consume mais que l'on finit par oublier, s'adonnant aux plaisirs qui leur était donné d'éprouver.

Giulia annonça peu de temps après à Marcel qu'elle était enceinte.

Sous la pression des leurs qui refusaient la naissance d'un enfant hors mariage, les deux amants s'unirent, pour le meilleur, et pour le pire. Ils ignoraient alors tous deux que le pire serait bien plus souvent de la partie. Mais la contrainte familiale n'avait fait qu'accélérer un événement qui aurait de toute façon fini par se produire, et les deux jeunes époux n'en tinrent jamais rigueur à leurs proches respectifs.

Le Syndrome CronosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant