Chapitre 11.

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Assise au premier rang de l'église qu'elle avait personnellement décorée, Cécile Payot assistait, impuissante, au remariage de son père. Les bancs, recouverts de tulle pastel, ne laissaient plus apparaître de place vide, si bien que les chuchotements des invités avaient couvert la marche nuptiale lorsque la mariée fit son entrée. Vexée, cette dernière avait fait taire l'assemblée, et reprendre sa marche, bien décidée à rester au centre de l'attention.

Fagotée d'une robe frangée violine ridicule, Cécile sentait les regards sur elle, dédaigneux et moqueurs, et n'en éprouvait que plus de malaise à être ici, à cet instant précis.

Cécile, discrète, n'avait jamais fait part de sa désapprobation quant à cette noce. Ou pour toute autre chose d'ailleurs. Imperturbable, elle avait depuis longtemps déjà pris soin de ne plus écouter le prêtre, préférant de loin se fondre dans le mutisme auquel elle était habituée plutôt que participer à la mascarade qui se déroulait devant ses yeux d'adolescente. Plus pragmatique que spirituelle, elle n'accordait que très peu d'importance aux palabres de l'ecclésiastique, porteur d'une foi en laquelle elle ne croyait absolument pas. Pour elle, la vie s'arrêtait, nette, et ne laissait place qu'à la poussière, et aux souvenirs.

Parce qu'elle n'avait jamais connu sa mère, les vagues n'étaient pas l'horizon qu'elle souhaitait dessiner pour elle-même, ou le peu de famille qu'il lui restait. Elle avait alors fait le choix de se détacher du reste du monde, et ne provoquer ainsi aucun remous. Grandissant dans l'ombre de celle à qui son père vouait une véritable haine qu'il lui rejetait sans cesse en plein visage, elle aurait dû se réjouir de le voir rencontrer une autre femme, et refaire sa vie. Mais il aurait fallu pour cela qu'elle puisse anticiper la considération d'une marâtre superficielle et égoïste, affublée d'un fils capricieux et brutal.

Alors, ce jour-là, comme tous les autres jours, elle se tût, et fît preuve d'allégeance auprès de ceux qui apparaîtraient désormais officiellement comme sa nouvelle famille. Elle ne ressentait ni joie, ni chagrin. Il s'agissait de sentiments depuis longtemps enfouis, et qu'elle ne laisser échapper qu'à de rares occasions, seule, près du châtaignier qui ornait le fond du jardin de la maison paternelle.

Elle avait appris à ses dépens par trop de fois qu'exprimer ce qu'elle ressentait était vécu par son entourage comme un signe de faiblesse : les marques sur son visage en avait été les témoins. Alors la coquille de Cécile s'était épaissie à mesure que le temps était passé, faisant glisser sur elle les coups tout autant que la compassion ou la douleur, rendant opaque toute forme d'expression, morale, ou physique. Bien loin pourtant d'une pathologie sociale quelconque, elle préférait simplement s'affranchir de toute émotion, considérant que le trait qu'elle avait désormais tracé sur le sol de son destin n'avait pour autre vocation qu'à rester linéaire et sûr. Elle se savait gâchée, et ne comptait pas relever la tête pour améliorer sa condition.

Ce mariage, qui était le premier auquel elle assistait, ne provoqua en elle aucun émoi. Pas plus que les autres premières fois qu'elle vécut par la suite. Quand le camarade du lycée qu'elle fréquentait décida qu'il était temps pour eux de concrétiser physiquement leur histoire, elle n'opposa aucune résistance, et ne versa aucune larme quand celui-ci lui vola sa virginité avec maladresse. Quand son père disparut, enfin, elle ne ressentit ni soulagement, ni délivrance. Broyée de l'intérieur depuis longtemps déjà, son décès ne marqua pas un tournant positif dans son existence. Il ne marqua rien du tout. Habituée à son absence, elle conserva son stoïcisme, et fut envoyée pour cela chez un spécialiste, qui ne l'aida guère. Sa belle-mère, qui n'en était pas à son coup d'essai, s'empara impunément de la fortune du défunt. Sans un mot, Cécile s'éclipsa alors, sans même chercher une vengeance quelconque et vaine, désireuse d'aller de l'avant.

Le Syndrome CronosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant