Chapitre 4 - Kieran

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Kieran


Le restaurant est sympa. Simple mais sympa. J'espère pouvoir y manger correctement à défaut d'être bien accompagné. Nous nous installons et je m'assois entre Alice et Sonia. Canada s'installe en face de moi, à une chaise près. Je détourne les yeux, déjà lassé de la soirée mais je garde mon attitude habituelle. Nous avons le choix entre deux menus, comme à chaque fois que nous sommes en groupe dans ce type de restaurant. Je choisis la viande rouge et je sais déjà que la plupart des femmes autour de cette table vont prendre le poisson. Régime, calories et tout le bordel. Ça ne loupe pas. A part les deux autres hommes présents à cette table, elles prennent toutes le poisson. Un sourire se dessine sur mon visage mais disparaît lentement lorsque mon oreille prête attention à la commande de Canada. Une viandarde ! Je l'observe spontanément. Ses yeux bruns pétillent. Je ne sais pas si elle est contente d'être là ou si c'est le menu qui lui met l'eau à la bouche. Elle est mince, de taille moyenne, une jolie fille mais qui dégage une aura qui me perturbe. Je n'arrive pas à savoir si c'est qu'elle est timide ou si c'est juste qu'elle n'aime pas trop se mélanger aux autres. Peut-être les deux, simultanément. En fait, on dirait qu'elle pourrait mordre à tout moment malgré la juvénilité de ses traits. J'ai cru qu'elle allait m'insulter lorsque j'ai parlé de sa mère. Le débat est lancé et me sort de mes pensées. Le sujet choisi, encore une fois pour ce soir : les enfants. Je me raidis sur mon siège. Alice, elle, est tout à fait à l'aise. Elle fait de grands gestes, passionnée par la discussion. Personne ne semble remarquer mon malaise, bien que je suis persuadé que ses petites copines sont bien informées de ma réticence à ce sujet. Je ne suis pas convaincu qu'Alice ait gardé cette information pour elle. J'ai soudainement peur de capter les regards et qu'on me demande mon avis. Mes yeux vont partout sans se fixer sur quelqu'un en particulier, jusqu'à ce que Canada entre dans mon champ de vision. Elle joue avec son téléphone sans prêter la moindre attention à ce qui se raconte autour de la table. Un sourire aux lèvres, je crois qu'elle rédige un message et je redresse spontanément le menton pour mieux l'observer. Un vrai geek dans le corps d'une femme. Elle paraît à l'aise mais inverse la tendance lorsqu'elle verrouille son téléphone et le pose à côté de son verre sur la table. Je remarque qu'elle ne sait plus où regarder, passant ses yeux un peu partout, puis au dessus de moi, puis sur moi. Nous nous fixons quelques secondes. Je ne baisse pas les yeux et elle non plus. Je ne détourne pas le regard car je crois que je ne veux pas lui faire ce plaisir ; ou bien est-ce pour la faire chier ou bien tout simplement parce que je n'y ai pas pensé ? Je suis en train d'y penser pourtant. Vrai. En le réalisant, je regarde sa voisine de gauche, comme si je prenais le temps de regarder tout le monde un par un. Puis je réalise encore que c'est en contradiction avec le fait que je ne veux pas attirer les regards. Merde. Je lève les yeux sur les serveurs qui s'activent en salle. Ils abattent un travail monstre sans se plaindre, servant et nettoyant les tables plus vite que leurs ombres. Je remarque que le restaurant est plutôt grand. Finalement, des petits groupes de paroles se font et le brouhaha devient insupportable. Pourtant je le supporte, à contrecœur. A droite du côté d'Alice, on parle toujours enfant ; à gauche du côté de Sonia, on parle construction de maison et travaux. Nos apéritifs arrivent enfin et je récupère mon Coca Light pour en boire une gorgée. Le liquide est rafraîchissant et la caféine qu'il contient pourra peut-être améliorer mon humeur.

- Tu es bien sage.

C'est la voix de Canada, je la reconnais et d'instinct je sais qu'elle s'adresse à moi. Mon regard se pose sur elle alors que je relâche la paille que j'ai attrapée entre mes dents. J'avale la gorgée que j'ai dans la bouche en relevant un sourcil. Qu'est-ce que ça peut lui foutre ?

- Je conduis.

Ma réponse est brève et elle goûte son verre de vin blanc avant de le reposer sur la table, près de son téléphone. Je ne sais pas si elle souhaite faire la conversation avec moi ou si elle ne sait absolument pas à qui parler d'autre.

- Moi aussi, c'est juste un verre. Mais j'aime bien le Coca aussi.

Elle a bafouillé. Visiblement, cela lui a demandé un effort considérable de m'adresser la parole. Sur l'instant, je ne sais pas si je me fous totalement de ce qu'elle me dit ou si je vois ici une porte de sortie aux autres discussions qui se font autour de la table. Je décide de saisir ma chance. Je me penche un peu plus vers elle pour faciliter notre échange, croisant mes bras sur la table dans le processus.

- Alors Canada, tu as quel âge ?

Elle me fusille brusquement du regard. Je me rends compte que je l'ai appelée Canada et je crois bien qu'elle n'apprécie guère ce petit surnom. Elle n'a pas l'air d'avoir beaucoup d'humour lorsque cela concerne l'originalité de son prénom. Je l'observe, elle serre les dents. Elle se retient, probablement par respect pour Alice ou pour la soirée en elle-même. Est-ce que je l'énerve ? Je lui souris et le rouge lui monte aux joues. Elle est amusante. Il n'est pas difficile de voir qu'elle bouillonne à l'intérieur, contrairement à la raison du pourquoi elle réagit ainsi. Pour une fois, j'ai une distraction durant un repas ennuyeux.

- J'en ai vingt-huit... Et toi ?

Elle me retourne la question à contrecœur.

- Bientôt trente-et-un.

Elle paraît beaucoup plus jeune. Je lui aurais facilement donné quatre ans de moins. Elle a un air crédule et dur à la fois et il faut bien l'avouer, ça me questionne. Je n'arrive pas à savoir à quoi elle pense. Il y a un mur dressé là devant moi. J'attire l'attention d'Alice en parlant de mon âge. Elle n'a jamais les oreilles bien loin et elle se tourne vivement vers moi. Son dynamisme me donne brusquement le tournis. Je recule dans mon siège par pur réflexe et rompt le contact avec Canada.

- C'est bientôt ton anniversaire d'ailleurs. Tu ne m'as toujours pas dit ce qui te ferait plaisir...

Je me tourne légèrement vers elle. J'aurais pu mettre ma main à couper qu'elle dirait ça. Je la connais par cœur. Et je sais exactement quoi lui répondre, parce que j'en ai l'habitude. Le silence. Je veux le silence. Je n'écoute pas mon subconscient. Bien que ce serait un magnifique cadeau, je ne crois pas que ce soit possible et il le sait.

- J'ai déjà tout, dis-je dans un soupir plus mélancolique que je ne l'aurais voulu.

Fêter mon anniversaire, que j'appelle communément événement le plus inutile jamais existé. Je vois passer les années, toutes similaires les unes aux autres, et j'ai l'impression que le vide en moi grandit à chaque seconde qui s'écoule. Tic toc. J'observe le sablier de ma vie ainsi que chaque grain qui tombe. Je sais que je ne dois pas tout gâcher. Ma vie est parfaite et j'ai tout ce dont j'ai pu rêver. Alors, comment se pouvait-il que je ressente un tel vide en moi ? Je savais très bien pourquoi. Alice pourrait toujours m'emmener pisser sur sa tombe. S'il avait une tombe. Ça aurait été le meilleur cadeau depuis bien des années.

- On pourrait s'offrir un restaurant en tête à tête ou quelque chose comme ça.

Je sais que c'est exactement ce qu'Alice a envie d'entendre. Une soirée romantique. Blah, blah, blah... Comme si c'était son anniversaire, pas le mien. Ou celui de notre rencontre, ou que sais-je encore comme date absurde qu'on se doit de retenir quand nous sommes en couple. Je ne sais pas comment je peux jouer si bien la comédie quand tout ceci m'épuise autant. De plus en plus.

- Ce serait très bien Kieran.

Alice attire mon attention en prononçant mon prénom et je me focalise à nouveau sur elle. Je crois que j'ai dû perdre le fil l'espace d'un instant. Elle se penche vers moi pour déposer un baiser sur mes lèvres, juste une seconde, comme pour conclure un deal. Je réponds à son baiser en fixant son geste, incapable de fermer les yeux ou d'apprécier sa marque d'affection. Je suis fatigué.

GravitéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant