Chapitre 1 - Kieran

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Kieran


Je me penche pour déposer un baiser dans son cou, comme pratiquement tous les matins où elle travaille d'après-midi. Alice sourit sans prendre la peine de se retourner alors qu'elle termine de servir du café dans une deuxième tasse qui m'est destinée. Je la récupère d'un geste nonchalant involontaire et y trempe à peine mes lèvres, mesurant la température de ma douce drogue sans laquelle je ne pourrais pas vivre – et je parle bien du café. Alice est ma compagne depuis environ dix ans. Nous nous sommes rencontrés à une soirée étudiante, j'avais vingt ans et j'étais un sale con. A cette époque, je me souviens qu'elle commençait sa première année en soins infirmiers, elle avait dix-huit ans. Le contact était bien passé, surtout de son côté. Quand elle s'exprime au sujet de notre rencontre, elle me parle d'un coup de foudre. Je n'ai jamais ressenti cela pour elle et en réalité je l'ai beaucoup fuie car elle m'ennuyait au possible ; jusqu'au jour où je me suis dit que je ne trouverais pas mieux et qu'elle pourrait être la femme de ma vie. La femme idéale, celle qui m'accepterait pour ce que je suis. Mais dès que je la regarde, je me rends bien compte que je me suis trompé. Je suis entré dans un cercle vicieux depuis le début de notre relation sans jamais pouvoir en sortir. Elle aime l'homme que je lui sers au quotidien. Ce comédien passé maître dans l'art de la manipulation. Ma meilleure compétence ? Je sais mentir mieux que quiconque, très vite. Mon cerveau tourne toujours à cent à l'heure, même la nuit. Un peu trop la nuit d'ailleurs, ce qui fait que je ne dors jamais plus de quatre ou cinq heures d'affilée, et ça c'est lorsque c'est une bonne nuit. Il m'arrive régulièrement de ne pas fermer les yeux durant plus de vingt-quatre heures. Je me demande parfois comment je fais pour ne pas devenir fou, mais en réalité je sais que j'ai déjà un problème. Et vous savez quoi ? L'ironie du sort, c'est que je suis psychiatre. Je m'occupe de patients mentalement déglingués par la vie ou par leurs gènes et parfois je me demande si je ne devrais pas consulter un confrère moi aussi. Mais je me connais. J'essaye de contrôler cette partie douteuse de moi-même du mieux que possible. En fait, je veux absolument tout contrôler. Je contrôle ma vie à la perfection depuis que j'ai seize ans et il n'y a pas de raison pour que ça change. Adolescent, je savais déjà ce que je voulais – devais – faire de mon avenir. Et j'avais atteint mon but. J'avais un boulot qui poussait la société à me respecter, je ne manquais de rien et j'avais une compagne attentionnée qui masquait mon manque d'empathie et d'intérêt social. Je paraissais parfaitement équilibré aux yeux des autres. Mais si je pouvais tromper mon monde, je ne pouvais pas me tromper moi-même.

- Hey ho, Kili, tu m'écoutes ?

- Quoi ?

Je relève la tête pour regarder Alice qui me fixe en laissant retomber la main qu'elle avait agitée devant mes yeux. Je l'avais oubliée.

- Je te demandais si tu pensais finir tôt aujourd'hui...

Elle est habituée à mes absences. Mon corps est souvent présent mais mon esprit est, la plupart du temps, loin... Bien loin. Elle a toujours justifié ce défaut majeur comme un trait de caractère. Je suis, à ses yeux, un homme rêveur et étourdi qui se cache derrière de la nonchalance. Conneries. Et je ne suis pas rêveur pour un sou.

- Je crois que mon dernier rendez-vous est à dix-huit heures, donc s'il n'y a pas d'urgence ou d'imprévu, je devrais être rentré pour dix-neuf heures trente. Pourquoi ?

- Toujours avant moi alors.

Elle boit une gorgée de café et reprend la parole d'une voix douce, en parfait accord avec ses yeux bleus et sa longue chevelure blonde toujours impeccable.

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