Les chinois

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Quelques jours après, les enfants étaient assis sur l'herbe et parlaient d'Esbrouffe et de Lamalice.
ÉLISABETH. - Nous devrions tous raconter une histoire chacun à notre tour ; c'est amusant !
MADELEINE. - Amusant pour ceux qui écoutent, mais pas pour celui qui raconte.
CAMILLE. - Ce n'est pas ennuyeux, je t'assure ; on est content de faire plaisir.
PIERRE. - Moi je ne demande pas mieux.
- Moi aussi, moi aussi ! s'écrièrent les autres.
LÉONCE. - Alors tirons au sort qui racontera le premier. »
On met des numéros dans un sac, chacun prenant le sien par rang d'âge.
HENRI. - Qui est-ce qui tirera ?
CAMILLE. - C'est Pierre.
PIERRE. - Non, c'est Camille.
VALENTINE. - Non, c'est Élisabeth, qui a proposé la chose.
MADELEINE. - Ce sera le plus jeune, Paul, qui ne sait pas lire.
TOUS. - C'est ça très bien ! Paul ! où est Paul ? »
On va chercher Paul ; on l'amène.
CALUKKE. - Viens, mon petit Paul, prends un numéro dans ce sac.
PAUL, retirant sa main . - Non, veux pas.
CAMILLE. - Oh ! Paul, je t'en prie, mets ta petite main dans le sac.
PAUL. - Non, veux pas. »
Les enfants l'entourent, le supplient. Paul, enchanté d'être supplié, persiste à refuser.
HENRI. - Allez, monsieur, vous êtes un vilain ; je vais
chercher Marie-Thérèse, elle sera plus gentille que vous.
PAUL. - Non, veux pas.
SOPHIE. - Va-t'en avec ton : « Non, veux pas » ; nous n'avons pas besoin de toi, petit laid.
PAUL. - Alors pourquoi vous m'avez amené ?
SOPHIE. - Parce que nous avons cru que tu serais gentil, et tu ne l'es pas. Ah ! voici Marie-Thérèse ; viens, viens, ma petite Marie-Thérèse, tirer un numéro du sac.
MARIE-THÉRÈSE. - Nounou, veux Nounou.
VALENTINE. - Tu vas aller avec Nounou tout à l'heure. Mets ta main dans le sac ; vois comme il est gentil.
MARIE-THÉRÈSE. - Non, pas gentil.
MADELEINE. - Mets toujours ta main. Prends un petit papier.
MARIE-THÉRÈSE. - Je veux des dragées.
SOPHIE. - Je n'en ai pas, ma petite chérie ; je t'en donnerai si tu tires un petit papier. Tire, chérie, tire.
MARIE-THÉRÈSE. - Non, veux des dragées.
SOPHIE. - Petite bête, va. Elle ne tirera pas.
PIERRE. - Sont-ils assommants ces petits !
SOPHIE. - Allez, mademoiselle, allez, vous êtes une laide ; vous n'aurez ni dragées ni rien du tout.
MARIE-THÉRÈSE. - Je veux des dragées.
SOPHIE. - Tu n'auras rien. Élisabeth, va, je t'en prie, nous chercher le petit Armand. »
On emmène Marie-Thérèse, qui crie en s'en allant : « Je veux des dragées ». Élisabeth amène Armand.
MADELEINE. - Mon petit Armand, veux-tu mettre ta petite main dans ce gentil petit sac et tirer un tout petit papier ?
ARMAND. - Oui, veux bien, Madeleine.
MADELEINE. - Oh ! qu'il est gentil ! Tiens, mon petit, prends. »
Armand enfonce sa grosse petite main en riant et la retire pleine de numéros.
LÉONCE. - Ce n'est pas ça ! ce n'est pas ça ! Un seulement.
ÉLISABETH. - Attends, je vais arranger cela. Remets les petits papiers, mon chéri ; n'en prends qu'un.
ARMAND. - Non, veux tout.
ÉLISABETH. - Tu les prendras après. D'abord n'en prends qu'un.
ARMAND. - Non, veux tout ! veux pas un.
SOPHIE. - Monsieur, rendez-moi les papiers tout de suite. »
Armand se sauve en riant ; on court après lui ; se voyant pris, il jette les papiers par la fenêtre qui est ouverte.
LÉONCE. - Méchant petit garçon ! vilain ! Allez-vous-en, monsieur, qu'on ne vous voie plus.
PIERRE. - Il n'y a pas moyen avec ces marmots ; ils sont insupportables.
JACQUES. - Mais comment faire alors ?
CAMILLE. - Écoutez, faisons une chose plus simple : prenons autant de numéros que nous sommes de personnes ; mettons-les dans ce sac ; retirons-en chacun un ; celui qui tirera le numéro 1 commencera, le numéro 2 racontera après, et ainsi de suite.
JACQUES. - Très bien ! très bien ! Camille a raison. »
Ils font comme l'a dit Camille. C'est Sophie qui se trouve avoir le numéro 1.
VALENTINE. - Bon ! c'est Sophie qui commence. Qu'est-ce que tu vas nous raconter ?
SOPHIE. - De très jolies choses, très amusantes et que vous ne connaissez pas du tout.
MARGUERITE. - Comment cela s'appelle-t-il ?
SOPHIE. - Cela s'appelle les Crapauds . C'est joli cela.
LOUIS. - C'est selon ! Si l'histoire est amusante, c'est joli ; sinon, c'est affreux.
SOPHIE. - Puisque je te dis que c'est très joli.
ARTHUR. - Nous allons bien voir. Commence.
SOPHIE. - Un jour, un missionnaire qui s'appelait M. Huc dînait chez nous. On mangeait des confitures ; il dit : « J'ai mangé des confitures meilleures que cela en Chine, des confitures de crapauds ». Papa dit : « Quelle horreur ! » Maman dit : « C'est dégoûtant ». Je dis : « C'est impossible ». L'abbé Huc dit...
PIERRE. - Elle est très ennuyeuse ton histoire.
SOPHIE. - Mais attends donc, elle ne fait que commencer.
LÉONCE. - Ce n'est pas une histoire, cela.
SOPHIE. - Mais taisez-vous donc ! laissez-moi finir.
HENRI. - Dépêche-toi alors, pour avoir plus tôt fini.
SOPHIE. - Du tout, monsieur, je la ferai durer très longtemps, exprès pour vous faire enrager.
PIERRE. - Alors nous ferons un somme en attendant le numéro 2. Qui a le numéro 2 ?
CAMILLE. - C'est Jacques.
SOPHIE. - L'abbé dit : « C'est excellent et pas dégoûtant ». Moi je dis...
JACQUES. - Allons, la voilà qui recommence : Je dis, tu dis, il dit.
SOPHIE. - Non, monsieur, je ne recommence pas, je continue. Moi je dis : « Comment que ça se fait ? »
LÉONCE. - Ha ! ha ! ha ! Comment que ça se fait est joli !
SOPHIE. - Laisse-moi tranquille. L'abbé Huc répond : « On prend les crapauds... »
LÉONCE. - Et on les mange.
SOPHIE. - Tais-toi, tu m'ennuies. « On les enfile par la patte, on accroche les ficelles avec les crapauds enfilés dans de grands hangars ; on les laisse sécher ; quand ils sont secs... »
LÉONCE. - On les jette au fumier.
SOPHIE. - Je ne t'écoute pas seulement. « On les pile en poudre dans des mortiers, puis on mêle cette poudre avec de l'huile de sésame et avec du miel, et cela devient une confiture excellente. »
HENRI. - Et puis ?
SOPHIE. - Et puis voilà tout ! On la mange.
PIERRE. - Tu appelles cela une histoire ?
SOPHIE. - Attends donc, je n'ai pas fini. L'abbé Huc a dit encore que les Chinois sont très méchants, qu'ils tourmentent des hommes, qu'ils les coupent en morceaux sans que cela leur fasse pitié ; ils jettent leurs enfants tout petits aux cochons ; ils battent leurs femmes, ils vendent leurs filles, ce qui est abominable, et beaucoup d'autres choses comme cela très amusantes.
LÉONCE. - Mais cela ne nous amuse pas du tout.
SOPHIE. - Parce que tu es un nigaud... Demande aux autres. »
Personne ne répond. Sophie regarde : ils dorment ou font semblant de dormir tous, excepté Camille, qui craint de faire de la peine à Sophie. SOPHIE. - Tiens, ils dorment ! C'était pourtant bien amusant, n'est-ce pas, Camille ?
CAMILLE. - Non, pas très amusant, pour dire la vérité.
SOPHIE. - C'est singulier ! je croyais que cela vous amuserait beaucoup. Je vais les éveiller ; ils dorment comme des marmottes.
CAMILLE. - Je crois plutôt qu'ils font semblant.
SOPHIE. - Ah ! ils font semblant ! Voilà pour les réveiller. »
Sophie saisit un arrosoir qui se trouvait près d'elle, y plonge la main et leur lance de l'eau à la figure ; ils se lèvent tous à la hâte, s'élancent et courent après Sophie, que Camille cherche à protéger et qui s'esquive pendant le désordre causé par l'arrosement ; les uns s'essuient le visage, les autres secouent leurs habits et leurs robes ; tous parlent à la fois et sont furieux contre Sophie.
PIERRE. - Quelles sottes idées elle a, cette Sophie !
LÉONCE. - Elle imagine toujours des choses absurdes.
HENRI. - Et qu'elle croit charmantes et très spirituelles.
ARTHUR. - Et qui sont bêtes comme elle-même.
VALENTINE. - Il faut avouer pourtant qu'elle est bonne fille.
MARGUERITE. - C'est vrai ; elle s'emporte quelquefois, mais cela ne dure pas.
ÉLISABETH. - Oui, après qu'elle a joué quelque tour de sa façon, comme celui de tout à l'heure.
MADELEINE. - Ce n'était pas bien méchant de nous lancer quelques gouttes d'eau.
LOUIS. - Tu appelles cela quelques gouttes ? mon pantalon qui est trempé !
JACQUES. - Et moi, mes cheveux et mon cou ! Je ne fais que m'essuyer depuis qu'elle s'est sauvée.
JEANNE. - Son histoire est très ennuyeuse tout de même.
HENRIETTE. - Assommante ! je n'y ai rien compris.
CAMILLE. - Voyons, mes amis, maintenant que chacun a dit son petit mot contre elle, avouons que nous avons fait tout ce que nous pouvions pour la mettre en colère.
LÉONCE. - Comment ! que lui avons-nous fait ?
CAMILLE. - D'abord on l'a interrompue à chaque phrase, puis on s'est moqué d'elle, puis on a bâillé, puis on a fait semblant de dormir. Tout cela n'est pas agréable, et je trouve même qu'elle a été très patiente. » Sophie apparaît à une lucarne du grenier.
« Êtes-vous toujours mouillés et en colère ? » leur crie-telle en riant.
Les enfants lèvent la tête. En voyant cette bonne figure riante et sans malice, leur humeur se dissipe.
« Tu peux descendre, lui crient-ils, nous ne sommes plus fâchés.
SOPHIE. - Bon, je descends. C'est bien vrai, n'est-ce pas ? Vous ne me réservez pas quelque malice ?
CAMILLE. - Non, non, Sophie ; je réponds d'eux ; tu seras la bienvenue. »
Deux minutes après, Sophie arrive en riant.
« Est-ce que tout de bon mon histoire était ennuyeuse ? demanda-t-elle à Élisabeth.
ÉLISABETH. - Très ennuyeuse, je t'assure.
SOPHIE. - Voulez-vous que je vous en raconte une autre très amusante de gros singes qu'on appelle orangs-outangs ?
ÉLISABETH. - Oh non ! je t'en prie ; nous en avons assez.
MARGUERITE. - D'ailleurs c'est au tour de Jacques.
JACQUES. - C'est que j'ai peur de vous ennuyer aussi ; je ne sais pas grand-chose, moi, et je ne peux pas raconter comme Camille.
SOPHIE. - C'est égal, raconte toujours ; ce sera certainement aussi bien que moi, peut-être mieux.
CAMILLE. - Voyez comme Sophie est modeste ; tu n'as pas d'orgueil du tout, Sophie ; c'est très bien, je t'assure.
SOPHIE. - Je serais bien bête d'en avoir.
CAMILLE. - On est toujours bête d'en avoir ; et tant de personnes en ont pourtant ! Allons, mon petit Jacques, commence ton histoire.

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