On avait décidé dans la journée que ce serait Henriette qui commencerait. Elle s’y résigna de bonne grâce, et, quand on fut réuni, elle commença sans se faire prier et sans paraître contrariée.
Il y avait une petite fille pas plus grande que le Petit Poucet, et qui s’appelait Poucette ; elle était maligne et pleine d’esprit. Sa maman la gâtait à cause de sa petite taille. On ne pouvait pas la punir, car elle était si petite ! Un soufflet l’aurait tuée, un coup de bâton aussi ; elle était donc plus heureuse que son frère Boursouflé et que sa sœur Joufflue qu’on battait très souvent. Cela faisait de la peine à Poucette, qui les aimait, quoiqu’elle fût très méchante et qu’elle n’aimât pas sa maman : elle cherchait toujours à les secourir quand ils avaient fait une bêtise, et elle était enchantée de jouer des tours à sa maman. Un jour, ils trouvèrent un panier de marrons que leur maman avait ramassés ; ils en remplirent leurs poches, les firent cuire dans la cendre et les mangèrent. Quand ils eurent tout mangé :
« Hélas ! s’écria Joufflue, qu’avons-nous fait ? maman, qui a compté ses marrons, va voir qu’il lui en manque une cinquantaine. Qu’allons-nous faire ? Poucette, viens à notre secours.
— Soyez tranquilles, je vais arranger cela. »
Et Poucette, sautant à terre de dessus son petit fauteuil, qui était haut comme la main, prit une baguette, fit rouler des charbons embrasés jusqu’auprès du panier de marrons, alluma à un des charbons un morceau de papier et mit le feu au panier ; quand tout fut en flammes, Poucette poussa les marrons dans la braise brûlante, et, les voyant tous pétiller et brûler, elle dit à Boursouflé et à Joufflue d’aller le long des haies ramasser du bois mort.
« Vous en rapporterez tant que vous pourrez ; vous ne direz pas que vous êtes rentrés, et maman croira que c’est le feu qui a roulé et qui a brûlé le panier et les marrons.
— Merci, Poucette, merci », crièrent-ils en se sauvant.
Poucette, enchantée d’avoir joué un tour à sa mère, monta dans sa chambre, pour n’avoir pas l’air de savoir l’accident arrivé aux marrons. La mère Frottant ne tarda pas à rentrer ; voyant la cuisine pleine de fumée, elle se mit à crier au feu ; des voisins accoururent et l’aidèrent à jeter quelques seaux d’eau sur les marrons enflammés et fumants. Tout fut éteint sans peine.
« Comment cela s’est-il fait ? » dit la mère Futaille.
MÈRE FROTTANT. — Le feu aura roulé sur le panier.
MÈRE FUTAILLE. — Et pourquoi avez-vous mis vos marrons si près du feu ?
MÈRE FROTTANT. — Dame ! pour les faire sécher, bien sûr, puisqu’ils étaient humides.
MÈRE FUTAILLE. — Ah bien ! les voilà bien secs à cette heure.
MÈRE FROTTANT. — Et Poucette ! est-ce qu’elle aurait brûlé par hasard !
POUCETTE. — Me voici, maman, je suis dans ma chambre. »
Poucette descendit lestement et fit semblant d’être excessivement désolée de la perte des marrons.
« Où sont Boursouflé et Joufflue ? dit la mère en regardant autour d’elle.
— Ils travaillent dehors ; ils ne tarderont pas à rentrer pour dîner », répondit Poucette.
En effet, ils revinrent peu de temps après avec une charge de bois qui fit croire à la mère qu’ils avaient travaillé toute la matinée.
Poucette avait la mauvaise habitude de courir après toutes les personnes de la maison qui allaient à la cave, au grenier ; souvent on ne la voyait pas à cause de sa petite taille. Bien des fois sa mère le lui avait défendu : mais Poucette se moquait d’elle et n’obéissait pas.
Un jour, elle suivit une servante qui allait sécher le linge au grenier. Quant le linge fut étalé, la servante sortit et ferma la porte.
Voilà Poucette enfermée ; elle crie, elle crie tant qu’elle peut ; mais elle avait une si petite voix que personne ne l’entendait ; pendant qu’elle courait çà et là en criant, un chat entre par la lucarne, la prend pour une souris et s’élance sur elle ; Poucette se sauve ; mais le chat était leste et adroit : il attrape Poucette, lui donne un coup de dent et lui coupe la tête. Les cheveux de Poucette étaient très longs, ils étranglent le chat, qui tombe étouffé près du corps sans tête de Poucette.
Quelques heures après, Boursouflé et Joufflue ne manquèrent pas de faire une sottise qui leur fit appeler Poucette comme d’habitude ; mais Poucette n’arrivait pas. Effrayés de sa longue absence, Boursouflé et Joufflue la cherchèrent partout et montèrent au grenier ; ils virent en entrant le chat mort et Poucette sans vie ; leurs cris furent mieux entendus que ceux de Poucette, car ils étaient perçants et terribles. Tout le monde accourut ; mais que faire ? On ne pouvait refaire une tête à Poucette, ni lui rendre la vie ; alors on fit un petit cercueil, on y mit le corps de Poucette, qu’on enterra, et l’on jeta le chat sur le fumier. Boursouflé et Joufflue furent plus battus que jamais, car ils étaient gourmands, voleurs, menteurs et paresseux, et Poucette n’était plus là pour réparer leurs sottises. Quand ils furent grands, ils se firent voleurs et on leur coupa la tête ; de sorte que les trois enfants de la mère Frottant moururent sans tête.
« J’ai fini ; je crois que mon histoire est très jolie. J’aurais bien voulu voir Poucette. » Les enfants se mirent à rire.
MARGUERITE. — Comme je voudrais avoir une poupée comme Poucette !
JEANNE. — Pas moi, par exemple, elle me ferait enrager du matin au soir.
HENRIETTE. — Mais vous ne me dites pas si mon histoire est jolie.
CAMILLE. — Très jolie, ma pauvre petite, et tu es bien gentille de l’avoir si bien racontée.
HENRIETTE. — Merci, Camille ; mais je voudrais savoir ce qu’en pense Sophie.
SOPHIE. — Pourquoi moi plutôt que les autres ?
HENRIETTE. — Parce que les autres feraient comme Camille par bonté ; mais toi tu diras franchement ce que tu penses.
SOPHIE. — Oh bien !… alors,… tiens, franchement, elle est un peu bête.
HENRIETTE. — Comment ? Pourquoi ?
SOPHIE. — Parce que Poucette est en même temps bonne et méchante, et qu’elle est punie d’une façon terrible, comme si elle était une scélérate. Parce que Boursouflé et Joufflue ne sont pas punis de leur tromperie envers leur maman. Parce qu’ils se font voleurs on ne sait pourquoi. Parce qu’on ne coupe pas la tête à des voleurs, mais qu’on les met en prison. Enfin, parce que rien dans ton histoire ne mène à rien.
HENRIETTE, pleurant . — Tu vois bien que j’avais raison de ne pas vouloir raconter. Je savais bien que je ne savais pas. C’est votre faute à tous ; vous m’avez forcée quand je ne voulais pas.
JACQUES. — Sophie, pourquoi fais-tu de la peine à cette pauvre Henriette, qui a fait de son mieux, et dont l’histoire nous a beaucoup amusés ?
SOPHIE. — Elle m’interroge. Que veux-tu que je fasse ? Veux-tu que je mente ?
MADELEINE. — Non ; mais tu pouvais juger moins sévèrement. Moi aussi, l’histoire de Poucette m’a amusée.
— Et moi aussi, moi aussi », dirent Marguerite, Valentine et Jeanne. Camille, Pierre, Léonce et Louis ne disaient rien et restèrent immobiles pendant que les autres entouraient Henriette, la consolaient et l’embrassaient, repoussant Sophie et la traitant de méchante. Sophie les regardait d’un air moqueur, et dit enfin, en levant les épaules :
« Aurez-vous bientôt fini vos simagrées ? Est-ce bête de faire tant d’efforts pour consoler Henriette, qui pleure parce qu’elle est vexée de n’avoir pas fait une histoire très spirituelle !
— Méchante ! mauvaise ! veux-tu te taire ? s’écrièrent les enfants avec indignation.
SOPHIE. — Demande à Camille, à Léonce, à Pierre et à Louis s’ils trouvent que j’ai tellement tort et que vous ayez si fort raison. »
Jacques se retourna, et, voyant le silence et l’immobilité de ceux dont il estimait l’opinion, il leur demanda qui avait tort, de Sophie ou d’Henriette.
Il y eut un moment d’hésitation. Camille, voyant que personne n’osait dire l’entière vérité, prit la parole.
CAMILLE. — Je crois que mes cousins trouvent, comme moi, que vous êtes injustes pour Sophie, qui n’a parlé que lorsque Henriette l’y a presque forcée. Son jugement a été sévère, mais juste au fond ; et je crois qu’il y a effectivement plus de dépit que de chagrin dans les larmes d’Henriette. En somme, Sophie ne mérite pas votre colère ni vos reproches.
LÉONCE. — Je pense comme Camille. J’ajoute seulement qu’Henriette ne me semble pas mériter tant de caresses et de consolations.
PIERRE. — Je dis comme Léonce et comme Camille ; Henriette n’avait qu’à ne pas interroger Sophie, si elle ne voulait pas avoir une réponse franche.
LOUIS. — Et moi aussi, je pense comme eux. Seulement j’aurais mieux aimé que Sophie n’eût pas dit tout ce qu’elle pensait, et qu’elle se fût rappelée qu’Henriette racontait son histoire par complaisance et avec répugnance.
SOPHIE. — Et moi, je trouve que vous avez tous les quatre très bien jugé, et que j’ai parlé trop rudement, comme je fais toujours. Pardonne-moi, ma petite Henriette, de t’avoir blessée par mon injuste sévérité ; console-toi par la pensée que ton histoire est beaucoup plus jolie et mieux racontée que ne l’a été la mienne, dont ils se sont tous moqués avec raison. Mais voilà la différence : toi tu pleures, et moi je me bats et je dis des injures. Tu es bonne et douce, et moi méchante et colère. Vois-tu, c’est encore du remords pour moi.
CAMILLE. — Non, ma bonne Sophie, pas de remords, je t’en prie ; car si tu as été un peu rude, tu n’as pas hésité à réparer ta rudesse, et je suis bien sûre qu’Henriette ne t’en veut plus.
— Non, non, Sophie, je t’aime comme avant, je t’assure », dit Henriette en se jetant à son cou.
L’attendrissement gagna tous les coupables, tous se jetèrent au cou de Sophie, qui finit par demander grâce ; car ce qui avait commencé avec un sentiment de tendresse et de justice devint un jeu, et Sophie était écrasée par les bras et les têtes qui l’entouraient, d’abord avec des larmes dans les yeux, avec le sourire aux lèvres, et enfin avec des éclats de rire et des cris de joie.
« Au secours ! criait Sophie, riant elle-même à perdre haleine. À moi, les grands ! à moi, les raisonnables ! »
Les grands répondirent à l’appel ; Camille, Léonce, Pierre et Louis se jetèrent dans la mêlée, et le combat devint sérieux. La quantité était pour l’attaque ; la qualité, c’est-à-dire la force et l’âge, était pour la défense. Les plus jeunes se glissaient dans les jambes, sautaient aux mollets, tiraient par derrière. Les grands forçaient les retranchements, pénétraient jusqu’à Sophie, dont ils se retrouvaient séparés par la masse des petits, qui se coulaient partout. Enfin, Léonce parvint à saisir une main de Sophie, Camille attrapa ses jupes, et, tirant, poussant, riant, criant, aidés de Pierre qui faisait l’avant-garde, de Louis qui était à l’arrière-garde, ils parvinrent à la dégager et à l’emmener en triomphe. Quelqu’un qui serait entré dans le salon en ce moment aurait cru à une bataille sérieuse, tant les cheveux étaient épars, les habits, les robes en désordre : l’un avait perdu sa cravate, l’autre son peigne ; un troisième n’avait plus de boutons à son gilet, une quatrième avait une queue à sa jupe arrachée dans toute sa largeur ; celui-ci cherchait son soulier, celle-là son col ; tous étaient rouges et suants.
C’est au beau milieu de ce désordre que la porte s’ouvrit et que Mme de Rouville fit entrer de nouveaux voisins, qui étaient venus faire une visite et qui désiraient faire connaissance avec les enfants.
Mme de Rouville fut interdite à l’aspect général des enfants.
« Qu’y a-t-il donc ? Qu’arrive-t-il, mes enfants, pour que vous soyez dans cet état ? Où est Camille ? »
Mme de Rouville espérait que Camille au moins serait présentable. Camille avança, les cheveux épars, une manche déchirée, le visage suant, et fort embarrassée de sa personne.
« Veuillez excuser, madame, dit Mme de Rouville, le désordre dans lequel se trouvent ces enfants… Pourquoi êtes-vous comme au sortir d’un combat ? ajouta-t-elle en jetant un regard mécontent sur Camille.
CAMILLE. — Nous jouions, maman, à délivrer Sophie d’une bande qui l’entourait, et nous sommes un peu décoiffés.
— Un peu est joli ! Décoiffés, déshabillés ; vous avez l’air de gamins des rues. Nous vous laissons à vos jeux désordonnés. Quand vous serez présentables, vous viendrez au grand salon. »
Mme de Rouville se retira avec les personnes qu’elle avait amenées ; les enfants restèrent un peu confus, puis ils sourirent en se regardant, puis il rirent à gorge déployée et ils coururent s’arranger chacun chez soi.
Quand la nouvelle voisine, Mme Delmis, fut partie, Mme de Rouville appela les enfants.
« Comment se fait-il, leur dit-elle, que vous ayez joué si brutalement et avec une telle violence ? Vous aviez l’air tous de déguenillés et de fous quand j’ai fait entrer Mme Delmis. Les habits déchirés, les visages enflammés, les cheveux hérissés ou épars ; le parquet couvert de souliers, de mouchoirs, de lambeaux de vêtements : tout cela vous donnait un aspect si affreux, que j’ai été honteuse de vous et pour vous.
— Maman, dit Camille, nous ne pensions pas que personne entrât dans le salon où nous étions ; nous avions commencé par être très sages et très tranquilles, et puis nous nous sommes animés en défendant et en attaquant Sophie, et vous êtes malheureusement entrée au plus beau moment de la bataille.
MADAME DE ROUVILLE. — De la bataille ? Vous vous battiez donc ?
CAMILLE. — Une bataille pour rire, maman ; les uns tiraient Sophie, les autres voulaient la dégager, et aucun de nous ne voulait céder.
MADAME DE ROUVILLE. — Ce sont des jeux qu’il ne faut pas recommencer, mes enfants ; Mme Delmis a dû croire que vous vous battiez tout de bon, et j’en suis fâchée pour vous ; elle a deux filles qu’elle m’avait promis d’amener à sa première visite ; je crains qu’elle ne veuille pas leur faire faire connaissance avec des enfants qui se battent.
SOPHIE. — Ma tante, dites-lui que c’est ma faute, et que mes cousins et cousines sont bien innocents.
MADAME DE ROUVILLE. — Pourquoi veux-tu que je lui dise un mensonge, ma pauvre Sophie ? Tu es trop généreuse.
SOPHIE. — Mais ce n’est pas un mensonge du tout, ma tante ; je ne dis que la vérité ! »
Et Sophie raconta à sa tante ce qui était arrivé, et comment, en réparant une sottise, elle avait attendri ses cousins et cousines, qui avaient failli l’étouffer, et comment les autres étaient venus à son secours.
Mme de Rouville sourit, embrassa Sophie et les quitta en leur conseillant des amusements plus calmes. On voulut recommencer les histoires. C’était au tour de Louis ; mais, comme il était trop tard, on remit au lendemain.
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Les Bons Enfants
ClásicosPAR MME LA COMTESSE DE SÉGUR NÉE ROSTOPCHINE Les Bons Enfants raconte l'histoire de Sophie, qui, avec ses deux frères Léonce et Arthur, ont des idées qui tournent toujours à la catastrophe. Malgré cela, leurs cousins sont avec eux pour passer les va...