Quand on fut réuni, Louis se plaça dans le fauteuil de celui qui devait raconter.
« Sophie, dit-il, je te prie de ne pas m’interrompre.
SOPHIE. — Sois tranquille, je ne dirai pas un seul petit mot.
LOUIS. — Bon ! car si tu parles, je me tais.
SOPHIE. — Ce ne sera peut-être pas un malheur.
LOUIS. — Pourquoi cela, mademoiselle ?
SOPHIE. — Parce que nous ne sommes pas sûrs que tu nous amuses.
LOUIS. — Eh bien ! bouche tes oreilles, si je t’ennuie.
SOPHIE. — Je préférerais te fermer la bouche.
LOUIS. — Mon Dieu ! quel esprit a mademoiselle ! Comme mademoiselle est aimable et encourageante !… Je demande qu’on te chasse et qu’on t’empêche de m’écouter.
SOPHIE. — Comment donc, monsieur ! mais très volontiers ! Je m’en vais avec grand plaisir ! J’ai l’honneur de saluer monsieur, qui ne veut pas souffrir une observation, qui ne permet que des applaudissements ! »
Sophie fait une grande révérence à Louis, lui donne une chiquenaude sur le nez et se sauve en riant. Louis veut la poursuivre, mais les autres l’arrêtent, lui disant que Sophie est gaie et rieuse et pas méchante ; Louis se calme et commence.
« Je vais vous raconter le voyage d’une de mes tantes qui allait en Allemagne et qui avait une forêt à traverser. Une forêt ! Quelle forêt ! Vous allez voir ! Par un temps affreux ! Vous allez voir ! Et des chemins affreux ! Vous allez voir ! »
On entend un soupir long et bruyant ; les enfants se retournent et voient Sophie, rentrée par une petite porte, qui écoute d’un air malin et qui continue à soupirer.
LOUIS. — Te voilà donc revenue, toi ! Pourquoi me déranges-tu ? Pourquoi soupires-tu ?
SOPHIE. — Je reviens, parce que j’aime à t’entendre. Je ne te dérange pas du tout. Je soupire parce que je crains, avec tout ce que nous avons à voir, que nous n’ayons pas le temps de tout voir ni de rien entendre. »
Louis ne sait pas s’il doit rire ou se fâcher. Camille prend la parole.
« Sophie, tu es réellement trop taquine ; je t’assure que ce n’est pas bien.
— Pardon, pardon, Camille ; je ne le ferai plus », répond Sophie en riant.
Elle saute au cou de Camille et l’embrasse ; elle se retourne en pirouettant vers Louis, l’embrasse aussi, s’élance sur la chaise qu’elle avait quittée, croise les bras, baisse les yeux.
« Parle, dit-elle, parle, je suis muette… mais pas sourde : je t’entends.
— Tant pis, dit Louis en souriant ; j’aimerais mieux que tu fusses sourde : tu ne rirais plus de mon histoire. Je commence. »
Sophie le regarde d’un air malicieux ; elle grille de parler, mais elle mord ses lèvres et reste silencieuse et immobile. Louis continue, tout en lui lançant parfois un regard méfiant.
Ma tante voyageait donc en Allemagne. Elle était pressée d’arriver à Prague, qui était encore à plusieurs journées de route, car dans ce temps on voyageait avec des chevaux : on n’avait pas encore inventé les chemins de fer. On lui avait conseillé de coucher dans une ville dont j’ai oublié l e nom, mais elle croyait avoir le temps d’arriver avant la nuit dans une autre ville qui était à dix lieues plus loin. Il avait beaucoup plu depuis quelques jours ; les chemins étaient horribles ; des ornières, des trous, des pierres ! La voiture sautait, penchait à faire croire qu’elle allait tomber ; les chevaux allaient au pas, s’arrêtaient à chaque instant. Pour rendre le voyage plus difficile encore, voilà un orage terrible qui commence ; le vent souffle avec une telle violence que de tous côtés on entend des branches se briser et tomber ; la pluie tombe à torrents, la grêle fouette le nez et le dos des chevaux ; le postillon, le domestique sont trempés ; le tonnerre commence à gronder ; les éclairs se suivent sans interruption ; les chevaux refusent d’avancer. Ma tante était désolée d’avoir continué sa route ; elle appelle son domestique.
« Fritz, dit-elle, n’y a-t-il pas un village ou une ferme près d’ici, où nous pourrions nous arrêter pour la nuit ?
— Je ne sais, madame ; je vais demander au postillon. »
Il revint un instant après pour annoncer à ma tante qu’à cent pas plus loin il y avait une auberge habitée par deux hommes et une femme, mais que cette auberge manquait de tout, et qu’on y serait très mal.
« Nous serons toujours mieux qu’ici, sur la grande route, dit ma tante. Tâchez, Fritz, d’y faire arriver nos chevaux, pour que nous y passions la nuit. »
Avec des peines infinies, on parvint à faire avancer les chevaux, et on arriva à la porte de l’auberge. Malgré le bruit que faisaient les gens et les chevaux, personne ne paraissait ; la porte restait fermée. On continua d’appeler, de frapper ; enfin un homme entrouvrit la porte et demanda d’un ton bourru ce qu’on voulait. Le postillon et le domestique expliquèrent ce que demandait ma tante, et déclarèrent à l’aubergiste que s’il ne voulait pas les laisser entrer de bonne grâce, ils entreraient de force. L’aubergiste ne répondit pas et ouvrit la porte ; ma tante descendit de voiture avec sa femme de chambre, le postillon détela les chevaux à l’écurie, Fritz aida la femme de chambre à monter les sacs de nuit et la cassette qui contenait l’argent et les bijoux de ma tante.
L’aubergiste, toujours silencieux, mena ma tante dans une chambre au rez-de-chaussée, où se trouvaient un lit, une table, deux chaises et un buffet.
« Je voudrais avoir une chambre à deux lits, pour que ma femme de chambre couche auprès de moi, dit ma tante.
— Je n’en ai pas, répondit brusquement l’aubergiste.
MA TANTE. — Je veux au moins que ma femme de chambre couche tout près d’ici.
L’AUBERGISTE. — On la mettra dans la chambre à côté.
MA TANTE. — Et mon domestique ?
L’AUBERGISTE. — Avec le postillon.
MA TANTE. — Est-ce près de ma chambre ?
L’AUBERGISTE. — Non ; là-bas, aux écuries.
MA TANTE. — Mon Dieu ! mais je serai donc seule ? »
L’homme la regarda d’une façon singulière, sourit à moitié, et dit avec rudesse :
« Est-ce que vous avez peur ? Vous craignez pour votre cassette ?
— Pas du tout, dit ma tante d’une voix tremblante ; je n’ai rien de précieux dans ma cassette. »
L’homme la regarda encore avec un demi-sourire féroce et lui dit :
« Alors, pourquoi l’avez-vous fait monter avec tant de soin ?
— C’est… parce qu’elle contient… mes effets de toilette, répliqua ma tante, de plus en plus effrayée.
— Voulez-vous souper ? demanda l’homme toujours souriant.
— Oui, non, comme vous voudrez », répondit ma tante, qui ne savait plus ce qu’elle disait.
L’aubergiste sortit ; à peine était-il parti que la femme de chambre entra, pâle comme une morte.
« Madame !… madame !… »
Ses dents claquaient tellement qu’elle ne pouvait parler.
« Quoi ! qu’avez-vous, Pulchérie ? dit ma tante non moins effrayée qu’elle.
— Madame… nous sommes chez des brigands… dans ma chambre… sous le lit… un homme mort… un cadavre ! »
Ma tante mit son mouchoir sur sa bouche pour étouffer le cri qui allait s’échapper ; elle tomba sur un fauteuil.
« Un… cadavre… êtes-vous bien sûre ? »
PULCHÉRIE. — Je l’ai vu, madame… je l’ai touché… froid comme un marbre !
MA TANTE. — Ils vont nous égorger… cette nuit…
PULCHÉRIE. — C’est certain… Comment nous sauver ? »
Ma tante se leva, examina la chambre, il n’y avait que la porte d’entrée ; elle alla à la fenêtre ; on pouvait facilement descendre dans la cour. Ma tante se trouva rassurée.
« Écoutez, Pulchérie : dès que l’aubergiste aura emporté le souper et sera sorti pour ne plus rentrer, j’irai chez vous, et nous nous échapperons par la fenêtre ; nous tâcherons de retrouver Fritz et le postillon, et nous partirons dès que les chevaux seront attelés. Chut ! je l’entends ; n’ayez l’air de rien. »
L’aubergiste entra, parut surpris de voir la femme de chambre, les observa toutes deux attentivement, mais ne dit rien. Il posa sur la table les plats qu’il avait apportés.
Ma tante n’osait pas demander son domestique, tant elle craignait d’irriter l’assassin et de hâter l’exécution du crime auquel elle voulait se soustraire ; elle se mit à table comme pour dîner et dit à sa femme de chambre de manger avec elle ; ensuite elle demanda une bouteille de bière. L’aubergiste sortit. Ma tante se dépêcha de mettre dans des assiettes de la soupe et de la viande, salit deux couverts et jeta le contenu des assiettes dans un seau qui se trouvait sous le lit.
« C’est pour lui faire croire que nous avons mangé, dit-elle à sa femme de chambre étonnée : il y a peut-être du poison dans tout ceci. »
L’aubergiste rentra apportant une bouteille de bière. Ma tante s’en versa un verre, mais se garda d’y tremper les lèvres. Quand l’aubergiste fut parti, elle vida la bière dans le même seau où elle avait jeté la soupe et le ragoût.
Bientôt tout fut tranquille dans la maison ; Pulchérie s’était retirée dans sa chambre sur l’invitation de l’aubergiste. Ma tante songea à exécuter son projet de fuite, elle voulut ouvrir la porte qui donnait sur le corridor ; ses efforts furent vains : elle était fermée à double tour. Plus convaincue que jamais que l’aubergiste ne tarderait pas à venir l’égorger, elle ouvrit la fenêtre sans bruit, descendit lestement à terre et se dirigea vers la fenêtre de Pulchérie ; mais elle eut beau frapper au carreau, d’abord doucement, puis plus fort, personne ne répondit, et la fenêtre resta fermée. Que faire, que devenir, seule, à la pluie, au vent ? La nuit était
(vignette) noire ; elle marcha à tâtons, longeant le mur de l’auberge, et se sentit enfin à l’abri ; elle pensa que ce devait être un hangar, et, s’avançant toujours, elle sentit quelque chose de chaud sous sa main. C’était un animal quelconque, un veau sans doute ou une vache. Elle resta près de l’animal inconnu, qui ne devait pas être méchant, puisqu’il ne faisait entendre aucun bruit et ne témoignait aucune contrariété de cette visite inattendue ; mais, à un mouvement qu’elle fit, elle entendit un grognement très fort qui la fit reculer de quelques pas.
Peu d’instants après, la lune se leva ; ma tante put distinguer les objets et vit avec effroi qu’elle était à deux pas d’un ours attaché au mur par une chaîne, et qui tirait dessus de toutes ses forces pour arriver jusqu’à elle et sans doute pour la dévorer. Sans la peur que lui causait l’aubergiste, elle aurait poussé des cris à éveiller toute la maison ; mais, n’osant crier, ne sachant où étaient son domestique, sa femme de chambre et le postillon, elle eut la force de se taire et de ne pas tomber, malgré le tremblement de tout son corps. Elle recula pourtant de quelques pas et se sentit encore arrêtée par quelque chose qui remuait et s’agitait violemment ; elle se retourna : c’était un loup dont elle écrasait la queue ; heureusement qu’on l’avait muselé, sans quoi ma pauvre tante eût été dévorée. Pour le coup elle perdit tout son courage et se mit à pousser des cris lamentables. La porte de la maison resta fermée, personne n’en sortit, mais la porte de l’écurie s’ouvrit ; Fritz et le postillon se montrèrent à moitié
endormis et demandèrent ce qu’il y avait, pourquoi on criait.
« Fritz, postillon, au secours ! sauvez-moi ! » s’écria ma tante d’une voix étranglée par la peur.
Aidés par la lueur de la lune, Fritz et le postillon approchèrent de ma tante, et furent effrayés à leur tour en entendant les grognements de l’ours et les hurlements du loup.
Ils la prirent et l’emmenèrent à l’écurie, en lui demandant comment elle se trouvait là et ce qui lui était arrivé. Elle leur raconta ce qu’elle avait soupçonné, ce que Pulchérie avait vu, et comment elle avait dû fuir seule, n’ayant pu se faire entendre de Pulchérie.
« Pourvu qu’on ne l’ait pas égorgée, dit-elle. Ils se seront ensuite sauvés avec ma cassette, et c’est pourquoi nous ne voyons ni n’entendons personne. »
Fritz voulut aller à la recherche de Pulchérie, car il partageait les craintes de sa maîtresse ; il lui dit que l’aubergiste n’avait jamais voulu le laisser entrer, sous prétexte que madame ne le voulait pas, parce qu’il était fatigué et mouillé, et qu’il devait se chauffer et se reposer. Mais il eut beau frapper et pousser, la porte était solidement fermée avec des barres et des verrous.
« Cette pauvre Pulchérie ! s’écria ma tante ; c’est affreux, je ne veux pas l’abandonner ; cassons les vitres, entrons comme nous pourrons. »
Fritz n’eut pas de peine à casser un carreau d’une croisée avec son poing ; il passa le bras, tira le verrou de la croisée, la poussa, elle s’ouvrit ; Fritz sauta dans la chambre, le postillon le suivit, et ma tante, qui avait peur de rester seule, entra aussi. La lune éclairait parfaitement ; on put voir que la chambre était vide ; ils ouvrirent une porte, puis une autre, sans trouver personne ; dans une troisième chambre ils virent des baquets, du linge mouillé qui venait évidemment d’être lavé.
« C’est, dit ma tante, le linge des gens qu’ils ont assassinés. »
Ils montèrent au premier étage, poussèrent une porte ; elle était fermée.
« Au secours ! » cria une voix tremblante derrière la porte. C’était la voix de Pulchérie.
« Elle vit encore, dit ma tante, sauvons-la et quittons vite cette maison d’assassins. »
Fritz et le postillon n’eurent pas de peine à enfoncer la porte. Ils trouvèrent Pulchérie tout habillée, pâle comme une morte ; elle suivit sans mot dire ma tante, qui venait de la délivrer si charitablement. Tous descendirent et suivirent Fritz à l’écurie ; les chevaux étaient bien reposés, l’orage avait cessé ; mais quand ils voulurent atteler, plus de voiture, on l’avait enlevée. Voilà ma tante plus désolée que jamais.
« Si madame veut bien me permettre de donner un conseil, dit Fritz, nous pourrons tous nous sauver. Le postillon et moi, nous monterons chacun un cheval, madame se mettra en croupe derrière moi, et Pulchérie derrière le postillon. Nous irons ainsi jusqu’à Bamberg, où nous ferons notre déposition à la police. »
Ma tante n’avait jamais monté à cheval ; cette manière de voyager en croupe lui faisait une peur affreuse, mais il n’y avait pas d’autre moyen de salut ; les assassins pouvaient revenir avec des amis et les égorger tous ; elle consentit donc à monter en croupe derrière Fritz. Pulchérie voulut crier, se débattre ; ma tante lui dit qu’on la laisserait là si elle faisait perdre du temps avec ses sottes peurs ; elle ne se débattit plus et se plaça sur le cheval comme si elle n’avait fait autre chose toute sa vie. On partit au galop, et on arriva au petit jour à Bamberg. Les gens qui les voyaient passer riaient et s’étonnaient de voir une dame en robe de soie et en manteau de velours en croupe derrière un homme en livrée, et suivie d’une autre femme également en croupe derrière un postillon. Au premier groupe qu’ils rencontrèrent, Fritz demanda où il fallait aller pour faire une déclaration de vol et de meurtre. L’étonnement des bonnes gens redoubla, et après quelques interrogations ils indiquèrent une maison qui était sur la grande place. Quand ma tante arriva, Fritz fit garder les chevaux par le postillon, et ils entrèrent tous chez le bourgmeister, auquel ma tante raconta en bon allemand (car elle parlait très bien l’allemand) ce qui lui était arrivé. Pulchérie confirma le récit de sa maîtresse ; Fritz dit ce qu’il avait vu avec le postillon. Le bourgmeister parut fort étonné de ce récit ; il demanda à ma tante son nom pour faire une enquête.
« La princesse de Guéménée », répondit-elle.
À ce nom illustre, le bourgmeister salua profondément et lui offrit ses services pour tout ce qui lui serait agréable. Ma tante demanda qu’on arrêtât promptement l’assassin et qu’on lui fit retrouver sa cassette et sa voiture.
Le bourgmeister offrit à ma tante une chambre où elle pût se retirer et déjeuner pendant qu’il donnerait ses ordres pour l’enquête. Ma tante le remercia et accepta avec plaisir. Le bourgmeister la mena dans une belle chambre et lui envoya une servante pour recevoir ses ordres. Ma tante se reposa un instant, fit sa toilette, aidée de Pulchérie ; ensuite elles déjeunèrent. Elles étaient prêtes à partir quand le bourgmeister vint lui demander de vouloir bien l’accompagner à l’auberge. Ma tante et Pulchérie montèrent en voiture avec le bourgmeister ; Fritz et le postillon suivirent à cheval avec l’escorte. Quand on arriva devant cette auberge, ma tante frémit encore au souvenir du danger qu’elle avait couru. Au bruit que fit la voiture avec son escorte, l’aubergiste sortit et offrit des logements.
« C’est lui ! c’est lui ! s’écria ma tante, arrêtez-le ! »
Cinq ou six soldats se précipitèrent sur l’aubergiste, qui leur demanda d’un air étonné pourquoi on l’arrêtait.
« Pour vol et pour meurtre, dit le bourgmeister.
— Vol de quoi et meurtre de qui ? demanda l’aubergiste.
— Vol de la cassette et de la voiture de Mme la princesse de Guéménée, meurtre d’un inconnu dont vous aviez caché le cadavre.
— La cassette de madame est dans sa chambre comme elle l’a laissée ; la voiture est rentrée sous la remise. Quant au cadavre, ajouta-t-il avec tristesse, c’était celui de mon père, mort hier matin ; il avait désiré être enterré chez lui, à Krasnacht ; nous y avons mené son corps cette nuit pour l’enterrer demain ; et, comme il pleuvait, j’ai pensé que nous pouvions prendre la voiture de madame sans que personne le sût ; j’ai pris nos chevaux, et nous étions revenus au petit jour ; à ma grande surprise, je n’ai plus trouvé personne. J’ai bien pensé que ces dames s’étaient effrayées. Ma femme avait mis le corps de mon père sur un matelas, sous le lit que la femme de chambre devait occuper ; quand ces dames ont soupé, j’ai deviné à leur air effrayé que la femme de chambre avait vu le corps ; c’est pourquoi je l’ai changée de chambre quand elle a quitté sa maîtresse, et j’ai enfermé madame à double tour dans la sienne, de peur qu’elle aussi ne vît le corps de mon pauvre père. »
Ma tante écoutait avec la plus grande surprise et avec quelque honte l’explication si simple de l’aubergiste. Le bourgmeister n’était pas moins étonné.
« Ce que dit cet homme me semble assez naturel, madame la princesse, dit-il en souriant légèrement ; mais nous allons savoir s’il dit vrai pour la cassette. Veuillez me faire voir la chambre que vous avez occupée. »
Ma tante l’y mena avec empressement, désirant presque ne pas trouver sa cassette, tant elle était honteuse de sa fausse accusation et du dérangement qu’elle avait causé au bourgmeister et à toute son escorte.
Quand ils entrèrent, ils trouvèrent la chambre telle que ma tante l’avait laissée ; la cassette, les manteaux, la montre, tout y était, rien ne manquait. Ma tante fit mille excuses au bourgmeister, témoigna ses vifs regrets à l’aubergiste et lui donna une forte somme pour lui faire oublier sa fausse accusation. Le bourgmeister demanda à ma tante de vouloir bien monter dans sa voiture pour revenir à Bamberg. Ma tante n’osa refuser, mais elle était si honteuse qu’elle aurait bien préféré être seule avec Pulchérie dans sa berline.
Avant de partir, elle demanda à l’aubergiste comment elle s’était trouvée près d’un ours et d’un loup. L’aubergiste sourit et lui dit que le mauvais temps avait forcé un conducteur d’ours et de loups savants à lui demander un abri pour la nuit, et qu’il avait mis les bêtes féroces sous la remise à la place de la voiture. Tout était expliqué, à la plus grande confusion de ma tante, qui avait pensé que l’ours et le loup étaient là pour manger les corps des gens assassinés par l’aubergiste.
Le bourgmeister rit de si bonne grâce de l’erreur de ma tante, qu’il finit pas la mettre à l’aise et qu’elle s’en amusa elle-même par la suite. Elle continua et acheva heureusement son voyage ; c’est elle-même qui nous a raconté cette histoire, qui nous a bien amusés.
« Et moi aussi, elle m’a bien amusée, s’écria Sophie en se jetant au cou de Louis et en l’embrassant. Quand tu as commencé, je ne croyais pas que ce serait si bien.
LOUIS. — C’est qu’il fallait me donner le temps de me mettre en train. En commençant, ça ne va pas.
PIERRE. — Mais ça a joliment été après. C’est une des plus jolies histoires que nous avons entendues.
— C’est vrai ! c’est vrai ! dirent tous les enfants.
MARGUERITE. — Eh bien ! Henri, l’exemple de Louis ne te donne pas de courage ?
HENRI. — Non, au contraire ; je suis sûr que je ne pourrais rien trouver, et je ne chercherai seulement pas.
LÉONCE. — Il faudra bien que tu trouves pourtant, car si tu ne racontes pas, on te chassera de notre société.
CAMILLE. — Ne lui dis pas cela, Léonce, tu lui fais de la peine ; ce n’est pas sa faute, s’il n’a pas le don des histoires.
HENRI, pleurant . — Je ne veux pas qu’on me chasse.
CAMILLE. — Non, mon cher petit, on ne te chassera pas ; c’est Léonce qui invente cela.
SOPHIE. — Il est mauvais, Léonce ; il taquine presque toujours.
LÉONCE. — Je te conseille de parler, toi qui ne fais pas autre chose, et qui tout à l’heure encore as tellement taquiné ce pauvre Louis, que je t’aurais claquée si je ne m’étais retenu.
SOPHIE. — Essaye donc de me claquer ; tu verras si je sais me défendre.
VALENTINE. — Voyons, Sophie ! tu es toujours prête à la bataille.
SOPHIE. — Écoute ! moi, je n’aime pas à me laisser écraser !
LÉONCE. — Écraser ! Ah ! ah ! ah ! Écraser ! Qui est-ce qui serait assez hardi pour écraser un si gros morceau ? Avec tes grosses joues, tes gros bras, tes grosses jambes ?
SOPHIE. — C’est parce que tu es jaloux de mes belles joues, de mes beaux bras et de mes belles jambes que tu dis cela ! toi qui es maigre, sec, effilé comme un fil de fer. Tu as l’air d’un faucheux ; et moi !…
LÉONCE. — Toi, tu as l’air de la grenouille qui s’enfle et qui crève.
SOPHIE. — Ah ! ah ! monsieur en colère ! Monsieur croit dire des injures ! Mais cela m’est bien égal ! Tu es furieux, ce qui prouve que j’ai dit vrai.
LÉONCE, se levant . — Mes amis, faites-la taire, je vous en prie. Quelle insupportable fille ! Plus désagréable qu’elle n’est grosse ! ce qui n’est pas peu dire.
SOPHIE, se levant aussi . — Voyons, que veux-tu ? Veux-tu boxer ? j’y suis. »
Sophie se met en posture pour boxer. Léonce s’élance sur elle, Sophie se sauve en riant et ne revient plus. Léonce se cache près de la porte par laquelle elle est sortie ; les enfants rient et attendent. Sophie apparaît, sans faire de bruit, à une autre porte derrière Léonce ; elle fait signe aux autres de ne rien dire. Léonce se penche avec précaution pour voir si elle arrive ; un petit jet d’eau lui tombe sur la nuque et dans l’oreille. Pendant qu’il se retourne pour voir d’où cela vient, Sophie se sauve précipitamment.
« Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? dit Léonce avec colère. Qui m’a lancé cela ? »
Les enfants rient tous. Léonce cherche dans leurs mains, dans leurs poches, il ne trouve rien et commence à se fâcher. Sophie rentre et dit :
« C’est moi, Léonce, c’est moi ; j’ai voulu te rafraîchir le sang en te seringuant un peu d’eau. Tout cela c’est pour rire, vois-tu. Je t’aime beaucoup, tu sais, et quand je te taquine, c’est toujours pour rire, et je ne t’en aime que plus. »
Léonce n’avait pas l’air de trop approuver la plaisanterie de Sophie ; mais, comme il était bon garçon, il se décida à en rire, et on ne parla plus que de l’intéressante histoire de Louis.
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Les Bons Enfants
ClassicsPAR MME LA COMTESSE DE SÉGUR NÉE ROSTOPCHINE Les Bons Enfants raconte l'histoire de Sophie, qui, avec ses deux frères Léonce et Arthur, ont des idées qui tournent toujours à la catastrophe. Malgré cela, leurs cousins sont avec eux pour passer les va...