Cinquième mue

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Ce n'était pas l'odeur horrible de marée, mélangée à celle de poisson pourri qui réveilla Tamm, le sorcier de la noble famille Lija. Mais ça aurait pu. Non, ce fut le passage furtif sous ses yeux à demi clos, d'une « chose », qu'il ne put déterminer. Reprenant tout doucement ses esprits, la tête immonde d'un reptile se dessinait devant lui.

Suspendu à une croix en bois, il distinguait derrière lui les chants d'une prière dans un langage sifflant, à demi couvert par le chaos de hurlements et de supplique de la bonne douzaine de ses anciens compagnons ; tous dans la même position que lui.

Kateus et d'autres, qu'il croyait morts, s'évertuaient à tirer sur leurs liens pour échapper au destin ignoble qui les attendait. Les prisonniers étaient placés en arc de cercle autour d'un grand trou d'eau, d'où sortait le serpent de mer aux écailles bleutées ; le Léviathan.

Enfin, était-ce vraiment lui ?

Il ressemblait à un serpent de mer des plus communs. Écailles bleutées, virant sur le vert, avec une nageoire dorsale grise qui commençait à l'arrière de sa tête longiligne. Tamm se fit la réflexion que dans des livres sur les monstres marins qu'il avait déjà pu feuilleter, il y avait des descriptions de spécimen beaucoup plus grand. Pas qu'il soit petit, loin de là. Rien que son crâne faisait la taille d'un homme. D'ailleurs, il mastiquait bruyamment l'un d'eux au-dessus de leurs têtes, avant d'allonger son cou aux écailles d'azur à la verticale pour l'avaler. Mais pour un prince démon, il aurait pu être plus effrayant. Un peu comme la massive statue derrière le trou d'eau qui devait, logiquement, le représenter. Un serpent à tête de crocodile, monté par un démon à corne, qui brandissait triomphalement une lame d'obsidienne à pommeau de diamant. Le sorcier éprouvait une sensation bizarre, alors que les Shé-réns derrière eux exultaient.

Les reptiles humanoïdes offraient un sacrifice à leur dieu.

Le serpent de mer avait déjà avalé quatre de ses offrandes, accompagnées de bouts de bois. Tamm essaya de réfléchir le plus vite possible afin de se sortir de là. Les mains attachées et ses réserves magiques presque à sec, il n'avait que très peu de marge de manœuvre. Il hésita, il y avait peut-être un sort qu'il pourrait utiliser pour attaquer le monstre, mais il n'était pas sûr de pouvoir le tuer. Il arriverait peut-être, au mieux, à l'énervé, ce qui n'était pas nécessairement une bonne chose dans sa situation, d'autant qu'il n'aurait plus les réserves suffisantes pour se protéger.

Pour se sortir de ce guêpier, il aurait besoin de l'aide de la jeune runiste. Ayant décelé en elle une grande quantité de mana, à eux deux ils pouvaient espérer avoir une chance infime de s'en sortir.

Ina était à sa droite à environ une toise et demie, toujours sonnée apparemment. Sa grande sœur n'était pas parmi eux, il restait donc un petit espoir pour elle, si faible fût-il. La litanie des hommes-serpents ainsi que les cris d'angoisse de ses anciens compagnons couvraient ses appels à l'adresse de la jeune femme.

Ce ne fut qu'après trois essais qu'il se rendit compte qu'elle était bien consciente. Les yeux dans le vide, elle bougeait les lèvres comme si elle s'adressait à une personne invisible. Il essaya encore plusieurs fois de l'interpeller, alors que le pseudo-Léviathan arracha, avec une partie de son piquet, la moitié supérieure du corps de Kateus qu'il croqua bruyamment. Des copeaux de bois et des morceaux de chair sanguinolentes volèrent en tous sens tandis que les jambes encore accrochées du vieux guerrier penchaient dangereusement d'un côté en déversant des tripailles visqueuses.

Bien que normalement proscrit, le sorcier se résolut à tenter un contact télépathique avec celle qu'il considérait comme sa dernière chance d'en sortir vivant. Le mage de la maison Lija n'était pas à l'aise avec le mentalisme. Bien sûr, il savait s'en protéger, comme tout lanceur de sort digne de ce nom. Mais en faire usage était une tout autre chose. Fonctionnant différemment que la magie traditionnelle, elle tirait sa force du psychisme du praticien. Et à force d'utilisation, on y devenait de plus en plus sensible, voire trop. Ce n'était pas pour rien que le mentalisme était banni par les collèges. Non seulement on pouvait contrôler une personne, devenant alors capable de la pousser au suicide, ou pire. Mais elle ouvrait les portes à l'écoute des pensées de chacun. Faculté enivrante pour celui qui cherche le pouvoir.

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