L'horizon du rêve Incarné

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Il était un poète. Un solitaire. Une âme perdue dans la diversité d'un monde qu'il peinait à décrire. Ces mots étaient mélancoliques, des larmes souillaient sa feuille de poésie tandis que sa plume déversait sa lassitude, un flot d'encre qui charriait à grands renforts de mots des remords, des regrets. Il avait perdu des êtres chers. Il a combattu en vain.  Maintenant on l'appelait le mal-aîmé, la progéniture du mal, le poète fou, l'ivrogne. Son parchemin a maintes fois subi les assauts de sa rage, il avait déchiré ses mots, brulé cet encre noir qui traduisait l'homme qu'il était devenu, l'homme qu'il ne sera plus. Mais tout cela ne lui avait rapporté que peine et misère.

Et puis il y avait sa bouteille de rhum, cette distillation de l'eau de la canne à sucre. Ce fleuve éthylique qui faisait voir mirage et chassait cette douleur au fond de son  âme. Cette boisson qui était devenu pour lui l'ami fidèle, le consolateur de ses jours minables et moches. Il finissait toujours ivre avec sa bouteille sur son torse, dans un coin, nu comme un ver, oubliant son nom, oubliant qu'il était un homme, oubliant qu'il existait sortant d'une torpeur d'où se mélangeait haleine de phoque et vomissure d'acide.

Il avait autrefois été reconnu, ses poésies avait fait sensation et ses recueils s'étaient vendu en France, au Canada, en Italie, dans les pays où l'art était grandement apprécié et que la vie était courte. Ne sachant pas ce qui lui avait pris, il s'était monté contre le régime des Duvaliers qui à l'époque était le seul coq chantant. Un régime despotisme pourri, exécrable, mystique qui faisait la guerre aux intellectuels en faisant flotter jusqu'au mât le drapeau de l'ignorance. Il s'etait jeté dans le combat avec sa plume et sa voix. Il était devenu l'un des ennemis du regime. Il croyait remplir un devoir patriotique mais il s'était bourré le doigt dans l'oeil. On avait assassiné sa femme et ses quatre enfants, on avait brulé sa maison, brulé ses oeuvres. Battu à mort, il fut abanndonné sur un tas d'immondices, seul, face au ciel, face à la patrie, face au groin des porcs qui fouillait dans la pile de saleté. Depuis ce jour, il n'était plus ce qu'il était. Le poète reconnu avait chuté pour voir émerger celui mélancolique, le mal aimé, la progéniture du mal, le poète fou, l'ivrogne.

"Somnanbule dans un monde qui marche sans lumière, à revers.
Tête baissée, dans une nuit fade, sans sel.
Les sacrifiés de l'épopée nationale, rampent dans leurs gloires ossifiées,
Infectes et puantes.
Pour voir flotter les oripeaux de la déchéance.
Sur ce monde, aveugle et somnanbule."

Elle était venue rencontrer un poète célèbre et on l'avait amenée vers un ivrogne crasseux et  miséreux, moitié nu,  tenant une bouteille en plastique contenant un liquide clair dont l'odeur ne laissait pas de doute sur sa nature, affalé sur un pile d'immondice qui lui faisait les frais d'une couche. Non, ça ne pouvait pas être Antoine Macmillan, le poète antillais qui l'avait si bien captivé par son poème révolutionnaire "Le somnanbule Quémandeur". Elle n'avait pas fait ce long voyage pour trouver ça: une épave humaine qui se noie dans sa bouteille de clairin.
Elle, Maria Espinoza Lutz, était une amante inconditionnelle de littérature et appréciait surtout Antoine Macmillan, ce nègre des Antilles qui savait si bien dépeindre l'émotion humaine dans ses moindres retranchements d'ailleurs elle avait choisi son poème pour soutenir sa mémoire à l'Académie de Beaux-Arts. Elle avait toujours rêvé de faire ce voyage vers l'île qui a vu naître son auteur préféré, elle avait besoin de vivre la chaleur dont on lui vantait tant les brûlures, pour cela elle n'avait pas oublié d'emporter sa bouteille de lotion de soleil. Elle était arrivée il y a de cela quelques jours et a découvert un pays misérable qui peinait à résister bec et ongle face à un soleil indolent, spectateur de son calvaire quotidien.  Oui, elle rampait, la misère tapie dans les vénelles, au fond des égouts, dans les immondices qui émettaient leurs exhalaisons putrides à ciel ouvert. La douleur était partout, sur l'asphalte, dans les rues, dans les veines et dans les coeurs. Le mensonge dirigeait, usant de l'ignorance pour accomplir leurs dominations sur les habitants de l'île, aveugle, qui marche comme des somnanbules à la recherche du bonheur qui leur avait été volé, kidnappé  par des hommes, non que dit-elle, des prédateurs tenant leur gros phallus pour enculer le peuple dans un machisme dont la jouissance unilatérale leur rapportera billet vert, maison et passeport américain. Elle avait compris maintenant pourquoi ce poète avait toute cette rage. Oui, il fallait une révolution par ici et faudrait coûte que coûte rencontrer Antoine pour en savoir long le sujet.

Antoine émergea de son monde qui tanguait  dans des explosions de couleurs. Vraiment, le clairin savait faire des merveilles, il y avait longtemps que sa vie n'avait pas été aussi ensoleillé, aussi coloré. Il ressentit un mal de tête et il porta une main vers sa nuque, au même moment son estomac se révolta et libéra les maigres économies qu'il a pu faire durant la journée. Merde! Ça avait mauvais goût, tout comme sa vie, tout comme ce pays, tout comme ce bourbier dans lequel il se vautre tel un malpropre. Il haïssait le pays, il haïssait son ciel, il haïssait cette terre qui l'a vu naître, grandir, marier, faire l'amour et devenir une épave sans rien faire. Il fit un doigt d'honneur au Bondieu, qu'il se le fourre dans son petit trou bien caché par son fauteuil doré et qui s'en moque de la race humaine, ceux-là qu'on prétend être créé à son image. Il eût un nouveau soubresaut et rendit un liquide verdâtre. Cette fois, c'est la fin, fyèl li resi pete*, il allait mourir.

"Somnanbule des jours bénis.
Dans un lointain futur je vous vois libre.
L'obscurité est morcelée en fragment de lumiere blanche.
Le temps ouvre l'éternité des vérités
Sur vos baiseurs baisés."

-Comment un poète de votre trempe peut  être déchu dans cet état-là. Ne devriez-vous pas incarné le rêve du somnanbule?

L'ivrogne releva la tête et vit un ange. Une beauté blanche, un coeur qui n'était pas noir et qui n'était pas de cette terre maudite. Oui, elle venait de loin, de très loin. Elle avait des cheveux flamboyants lui tombant sur les épaules. Des lunettes perchées sur un nez droit et fin, des yeux de biches dans lequel on voyait le reflet d'une âme sincère.
-Qui êtes-vous pour adresser la parole au pape des ivrognes?
-Je me demande qui suis-je pour m'être lancé dans une quête pour retrouver un révolutionnaire et pour tomber à la fin sur un... une... sur  quelquechose qui ressemble de loin à un humain quand tout  va mal?
-Le révolutionnaire que vous recherchez est mort. Avec sa plume, ses mots droites et gauche, sa verve rouillée et déraillée. Il n'était qu'un somnanbule parmi tant d'autre.
-Avez-vous apporté seulement des mots? Avez-vous combattu ce sadisme politique avec votre feuille. Êtes-vous donné corps et âme dans cette lutte pour réveiller les somnanbules?
-Ange de malheur! D'où sortez vous? Retournez dans votre pays là où vous dormez tranquilles et laissez moi. N'ai-je pas assez donné? Mon amour, mes mots, mon patriotisme, ma femme, mes enfants? Cela n'est-il pas assez pour les réveiller? Quel glas dois-je encore sonner pour qu'ils se réveillent, celui de mes couilles? Laissez moi cuver ma peine. Allez-vous en.

Il y eût un temps de silence. Au grand étonnement du poète, elle est venu s'asseoir à côté de lui. -Que faîtes-vous dit-il?
-J'essaie de voir les choses comme vous le voyez.
-Vous les verriez mal.
-Il est vrai. Je dois avoir aussi ma bouteille de clairin pour en distinguer le vrai sens.
-Vous êtes folles?
-Vous voulez revivre? Je ne suis pas venu rencontrer un ivrogne qui se laisse accaparer par ses cauchemars et ses échecs. Je suis venu rencontrer une célébrité, celui par la force des rimes et la rigueur de l'encre a su chambarder mes sentiments humanitaires. J'ai vu ce pays. J'ai vu ce qu'il y avait de bon et de mauvais. Ce que je ne comprends pas c'est pourquoi il y a ce sourire sur toutes les faces tandis qu'on sait pertinemment qu'ils vivent l'horreur au quotidien. Ils n'abandonnent pas comme vous le faîtes, vous qui est censé être leur guide sur leurs chemins obscurs. Regardez, à l'horizon  il y a la vie qui vient avec un vent d'espoir. Il y a les delices du changement qui veulent être apprivoisés par la main compatissante d'un amour patriotique. Voulez-vous êtes celui par qui tout a commencé?

Il lui prit la main. Il jeta sa bouteille. Il ne voulait plus de ce monde qui tanguait, de cette vie d'estomac retourné, de cette gueule de bois toute la sainte journée. Il regarda au fond de ses yeux gris, là où il voyait la transparence de son âme. Il y découvrit la sienne et son destin. Il lui serra la main beaucoup plus fort. Elle était venue pour un simple rencontre et elle avait fait beaucoup plus. Une étrangère était venue lever le mystère de l'horizon des somnanbules.

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*Il rendait son fiel. Expression souvent employé en créole lorsque les gens percoivent un goût amer dans leurs bouches sans qu'il ne ce soit passé rien d'anormal.

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