Entre chien et loup

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Elle court. Ses pieds frappent la terre comme s'ils voulaient la briser, ses jambes se tendent sous l'effort et l'adrénaline. La blouse blanche, le jeans et le pull en coton la protègent à peine du froid de fin d'automne dans ce paysage forestier.  Le nuage argenté surgissant de ses lèvres bleuies par le froid s'élance comme un ruban éthérée vers la ciel nocturne. Pourquoi elle ? Pourquoi, sur les huit milliards d'humains peuplant la Terre, fallait-il que ce soit elle que le destin choisisse ? Des aboiements de chiens derrière elle. Serrant la mâchoire pour que rien d'anormal ne se passe, elle essaya d'accélérer, le souffle rauque. Chaque pas était devenu une prouesse. Son état de fatigue embrumait ses pensées, ne laissant qu'un état fiévreux et apeuré, ce qui n'était pas favorable pour restreindre son " problème ". Ni l'instinct formidablement agaçant qui venait avec.

Cesse d'être une proie. Ce n'est pas naturel. Tu n'es pas censée être la chassée, mais la chasseresse. Réveille toi Juniper !

" La ferme " Grogna June, tentant d'ignorer l'élancement douloureux qui jaillit de son flan. Génial. Un point de côté, comme si elle en avait besoin. Elle jeta un coup d'oeil au garçon qui courait devant elle, en avance de quelque pas. Liam. C'était lui qui l'avait convaincue de partir du centre, laissant les trois autres. Trois autres adolescents comme eux, condamnés à rester enfermés dans les chambres grises et tristes la nuit et, la journée, subir les piqûres, les transformations observés par les scientifiques, avec leurs regards malsains, froids, impersonnels. Une larme, semblable à une perle nacrée, bourgeonna au coin de son oeil.  On reviendra les chercher. La décision la frappa, la faisant presque s'arrêter. Heureusement, la voix, décidant de se montrer utile, la poussa vers l'avant. Elle accéléra, rattrapant Liam. Sous une mèche d'un noir de nuit, elle aperçoit son visage, tendu sous l'effort.
Un nouvel aboiement, plus proche, et des cris. Une panique incontrôlable réduit en miettes la détermination ressentie quelques secondes plus tôt. Une fléchette siffla, passant à un centimètre du nez de Liam et se ficha dans un arbre. Il s'arrêta net, et, quand un nouvel aboiement retentit, il eu un rictus.  June ferma les yeux, tentant de s'empêcher de se transformer.  Peine perdue.  La voix était  trop forte, elle inonda son système nerveux, sa raison, ses émotions.

Transforme-toi Juniper !  Veux-tu retourner là-bas ?  Vivre comme un rat de laboratoire ?  Tu n'es pas un vulgaire cobaye, tu es un super prédateur, fait pour tuer.  Tu dois inspirer le respect, pas un lièvre apeuré !

Quand elle les rouvrit, la scène était plus net, complétée de nouvelles odeurs et bruits.  Elle gronda, révélant des canines pointues.  S'ébrouant pour se débarrasser de l'enveloppe de tissu qui la couvrait, elle fit l'état du lieu.  Tout devint une analyse logique, simple.  Manichéenne.  Tapi sur le sol à ses côtés, un jeune loup au pelage aussi sombre qu'une éclipse.  Liam.  L'alpha.  Non, son ami.  Son égal.  Cela, même son instinct ne pouvait le transformer.  Ses prunelles dorées étaient braquées sur deux hommes, un jeune blond, un quinquagénaire brun aux avant-bras couverts de longs gants matelassés et vêtus de gilets pare-balles, tenant deux bergers allemands en laisse.  Les canidés, l'écume au lèvre, tirèrent de toutes leurs forces sur le collier restreignant leur liberté de mouvement.  En position défensive, ils protègaient un troisième soldat tenant un pistolet à fléchettes hypodermiques.  Les ennemis.  La voix l'encourage.

C'est bien.  Tu est une prédatrice, une carnivore, pas un pauvre lapin effrayé s'enfuyant dans son terrier. 

Son premier geste fût un bond, et un coup de patte à la jugulaire.  Le premier chien était  mort avant que son maitre n'ai eu le temps de la lâcher.  L'homme au fusil dirigea la pointe de son fusil vers elle, lui laissant une vue sur le trou béant dans lequel se tapissait la fléchette.  Elle bondit, évitant le projectile.  Ses pattes arrières prirent appui sur le gant droit  du premier soldat, qui, mû par un réflexe de panique, leva le bras, donnant à June de l'élan qui lui manquait pour saisir l'homme armée à la gorge.  Un bref cri, et le goût métallique du sang envahit la bouche de la Némésis.  Ses pupilles se dilatèrent, tandis qu'elle relâchait le mort, le museau tachetée d'écarlate. 

Le sang.  Le laurier des carnivores.  Oublie tes doutes et aide ton alpha.  C'est ta vocation.

Liam-Alpha-Ami était aux prises avec les deux autres soldats.  Le dernier chien gémissait, incapable de se lever, sa patte antérieure dégoulinante du liquide pourpre.  L'épaule tachée de carmin, le jeune loup grondait avec férocité devant le blond.  L'autre s'était débarrassé d'un de ses gants de protection et semblait vouloir frapper le canidé, dont la silhouette sombre se tordait en une ruade féroce.  June aperçut une lueur argenté dans la faible lueur de la lune.  Une lame.  Qui se dirigeait vers la nuque de son ami.  Avec un hurlement, elle se jeta sur l'ennemi, une rage primitive lui inondant le cerveau.

Tues-le.  Il a blessé Liam.  Il mérite la mort.  Il faut laver l'honneur de ta meute avec le sang de l'outre-passeur.

L'homme eu à peine le temps de se retourner et de lever son bras gauche.  Les mâchoires de June se refermèrent sur l'osier, mais elle réussit à labourer le ventre de l'adversaire avec ses pattes arrières.  Il poussa un hurlement de douleur et lâcha l'arme, qui tomba avec un bruit étouffé sur l'herbe de la forêt.  June ressentit une vive douleur au flanc qui l'envoya rouler sur le sol dur.  Le coup de poing précéda une douleur insoutenable.  Le soldat se pencha pour ramasser son arme et la leva vers le disque argenté et la voûte céleste, qui commençait à se teinter du gris perle de l'aube.  June ferma les yeux.  Comme dernière image, ce n'était pas si mal, songea-t-elle.  Un cri étranglé lui répondit.  En rouvrant ses yeux, elle aperçut Liam serrant la gorge du survivant, qui, le regard vitreux, avait déjà cessé de se débattre.  La clairière fut plongée dans le silence.  À pas feutrés, June s'empara délicatement de ses vêtements et se pelota sous un buisson, le temps de se retransformer.  Quand elle sortit, elle aperçu Liam, humain, assis au centre de la clairière, tentant de faire un bandage au berger allemand avec son foulard.  Sa tignasse ébène cachait ses yeux sous un rideau emmêlé.  Son épaule tachait de sang son sweat-shirt vert mais il ne semblait pas s'en apercevoir.  Elle s'installa a côté de lui et contempla les cadavres.  Elle avait tué un homme.  Elle attendit la culpabilité, mais ne ressentit que de la lassitude.  Liam passa un bras autour de ses épaules et la serra contre lui.  Une mèche rousse et une mèche noire se mêlèrent sous les rayons chauds de l'aurore.

" On ne devrait pas rester ici, fit il, Ils vont envoyer d'autres soldats à notre poursuite. "

" Je sais..., soupira-t-elle, Liam, il faut qu'on aille rechercher les autres. "

Il lâcha un rire dénué de joie.  June décela la même lassitude dans ce rire que la sienne.

" On le fera June, on le fera.  Je te le promet.  Je ne sais pas comment, mais on y arrivera. "

June leva les yeux ver le ciel, entre chien et loup. Un sourire amer lui monta aux lèvres.  L'expression collait tout à fait aux événements de la nuit.  Mais son cynisme disparu, et, avant de plonger dans les bras blancs de Morphée, la tête sur l'épaule de Liam et la mains enfouie dans les poils du berger allemand, elle eue une pensée pour des jours heureux où toute la meute serait enfin réunie.

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