J'ai toujours été compétitrice. Surtout face à Iannis. Depuis notre enfance, nous nous lançons des défis afin de nous mesurer face à l'autre. Gagner contre lui était ma plus belle victoire. Je me rappelle de nos batailles, qu'elles soient dans l'eau ou hors de la piscine. Dès que l'occasion était bonne, nous nous défions.
Cette période me manque. Je voudrais retrouver mon ami d'enfance, mais cela m'est impossible. Pas après ce qu'il s'est passé et ce que j'ai fait. Il ne me pardonnera jamais de l'avoir abandonné. Même si je lui donnais la raison de mon départ précipité, il ne comprendrait pas. Et il ne me pardonnera jamais d'avoir été aussi faible. Personne ne pourrait m'excuser pour cela.
Cela fait une heure que nous sommes assis dans la pénombre, sans un mot, lorsque Iannis jette un regard à sa montre.
- C'est bon, dit-il. On peut y aller.
Malgré mon appréhension, un frisson d'excitation me parcourt quand il ouvre la porte et s'élance dans le noir, guidé par la lampe de son portable. Je le suis, peu rassurée.
- Tes parents ne vont pas s'inquiéter de ton absence ? m'enquis-je une nouvelle fois.
- Tu connais mes parents, répond-t-il. Ils ne se préoccupent pas trop de savoir où je suis. Au pire, ils appelleront.
Je hoche la tête en silence. Iannis nous emmène vers une nouvelle porte qui m'est inconnue et l'ouvre. Mes yeux s'écarquillent sous la surprise.
- Elle ne reste jamais fermée, m'apprend-t-il. Alors, tu viens ?
Je n'arrive pas à croire que j'entre par effraction dans cet établissement, en pleine nuit, avec l'ami d'enfance que j'ai laissé tombé du jour au lendemain sans explications, et qui me déteste. Nous traversons les couloirs à pas de loup, jusqu'à arriver au bassin principal. L'endroit est désert et calme. Même l'eau ne trahit aucun bruit.
- Tu es sûr qu'il n'y a personne ? murmuré-je en regardant autour de moi.
- Ne t'inquiète pas pour ça.
Il retire ses chaussures et s'assoit au bord de la piscine, plongeant les pieds dans l'eau. Je l'imite, restant à une distance raisonnable de lui. Mes yeux se fixent sur le liquide qui ondule sous moi. Cela fait plus d'un an que je n'ai pas mis les pieds dans un bassin comme celui-ci.
Le silence gênant s'installe à nouveau entre nous. Avant, ce n'était jamais le cas. Nous avions toujours quelque chose à raconter, une histoire idiote à lâcher, qui nous faisait rire durant plusieurs minutes. Mais ça, c'était avant que je parte. Je sais qu'il attend de moi que je lui parle, que je m'excuse, mais je n'y arrive pas. C'est trop dur pour moi.
- Tu vas finir par m'expliquer, un jour ? souffle-t-il doucement.
Il n'a jamais été patient, et c'est là son plus grand défaut. Je souris malgré moi. Sourire qui s'efface environ une seconde après être apparu sur mon visage.
- Tu m'en veux ? murmuré-je.
- Quoi ? s'offusque-t-il. Bien sûr que je t'en veux ! Tu t'imagines quoi, Chloë ? Que je vais te pardonner facilement, après ce que tu as fait ?
Mon cœur se serre à l'entente de ses reproches. Évidemment que je sais qu'il est énervé contre moi.
- Tu es partie du jour au lendemain, comme ça, sans un mot, poursuit Iannis. Tu as seulement dit au coach que tu arrêtais les entraînements, sans raison valable. Même nous, qui étions tes amis, tu ne nous as pas prévenus ! Tu as quitté l'équipe en plein milieu de l'année, à une semaine de la compétition la plus importante. Et ce n'est pas tout. Tu nous as ignorés, après. Tu as arrêté de venir en cours, et tu n'as jamais répondu à nos messages. J'ai essayé de te joindre un milliard de fois ! Tu avais comme disparu, comme si tu t'étais envolée. Et là, qu'est-ce que tu fais ? Un an après, tu reviens, comme une fleur, en plein milieu d'un entraînement, et lorsque l'on cherche à te parler, tu t'enfuis à nouveau ? Mais tu joues à quoi, Chloë, exactement ? C'est quoi, ton but ?
Les larmes brouillent ma vue, et je lève les yeux vers le plafond blanc afin d'éviter qu'elles ne coulent. J'inspire longuement, mais le mal ne passe pas. Mon cœur est compressé par les remords et ses paroles me poignardent douloureusement. Il a conscience que ses mots me blessent. C'est son but. Pourtant, j'en ai assez d'avoir mal, d'être meurtrie à chaque instant de mon existence.
- Je ne peux pas t'expliquer pourquoi je suis partie, soufflé-je. Mais je peux te dire pourquoi je suis revenue.
Il rit à nouveau, comme s'il ne me croyait pas.
- Je t'écoute.
Je me repositionne sur le rebord de la piscine, mes pieds jouant dans l'eau claire du bassin. Son doux contact m'apaise, comme c'était le cas, avant. Je prends une grande inspiration avant de me racler la gorge, sentant le regard du brun posé sur moi.
- Ça me manquait. Nager, le groupe, les compétitions, tout ce genre de choses. Ça fait un an, depuis que je suis partie, que je ne suis pas retournée dans l'eau. Que je n'ai pas nagé. Et ça me bouffe de l'intérieur.
- Et tu pensais pouvoir réintégrer l'équipe comme ça ? Après avoir déserté pendant un an ?
Je pince mes lèvres. Il ne comprend pas. Il ne peut pas comprendre, étant donné que je ne lui ai rien expliqué. Ma conscience me pousse à lui dire ce qui s'est passé, ce soir-là, mais les mots ne veulent pas passer la barre de mes lèvres. Ils restent bloqués en travers de ma trachée.
- Je ne sais pas pourquoi je suis revenue, lâché-je. C'est comme si l'endroit m'avait attirée.
- C'était ta deuxième maison, avant, observe Iannis.
Je souris lorsqu'il prononce ces mots. Il a raison. Avant, je passais tout mon temps libre ici, à aider ou à nager.
- Et donc, ça fait un an que tu n'as pas remis les pieds dans une piscine ?
Je hoche la tête. Où veut-il en venir ?
- J'espère que tu as pris un maillot de bain, alors, dit-il malicieusement.
Je le connais depuis assez de temps pour finalement comprendre ce qu'il veut dire. Je secoue la tête, et il hausse les épaules, comme s'il avait une idée dans la tête.
- OK, ce n'est pas grave, alors.
Il enlève son t-shirt, révélant son torse musclé par les entraînements. Puis il hôte son jeans et reste me regarder.
- Alors, tu viens ? demande-t-il encore.
Je suis incapable d'esquisser le moindre mouvement. Je reste figée sur le rebord de la piscine, mon écharpe traînant au sol. Une brusque envie de partir en courant me vient, mais mes jambes, comme clouées au sol, m'empêchent de bouger.
Je ne peux pas faire cela. Je pensais pouvoir réussir à vaincre ça, ce qui s'est passé, mais même un an après, la blessure est toujours ouverte. Trop ouverte. Laisser quiconque voir mon corps, que moi-même je ne parviens pas à observer, est impossible. Sans répondre à l'interrogation de mon ami, je plonge mon regard dans le bleu du bassin, me laissant couler dans une torpeur douloureuse.
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LES LARMES BLEUES
Historia CortaChloë revient à son club de natation, un an après être partie du jour au lendemain sans raison apparente. Mais que s'est-il passé, entre temps ?