I- EMMA

55 14 7
                                    

Samedi 7 Mars 2037, 8 Kilomètres au Nord de Waiparous, Alberta, Canada.


                La dalle. Voilà le vrai problème. Ça fait presque six mois qu'on crève la dalle, à se nourrir de glands et de racines. Même les lapins sont mieux lotis que nous, bien au chaud dans leurs terriers. Chaque hiver c'est la même chose, la vraie solution, ça serait de descendre plus au Sud, mais ça, allez leur faire entendre. Ils ne veulent pas prendre ce risque, ce ne sont que des lâches. Le campement est trop bien situé, c'est ce qu'ils disent en tous cas, «rien ne nous assure que nous trouverons une meilleure situation au sud». Mais rien ne nous assure du contraire! Un jour je partirai. Nous partirons. Eric et moi, nous nous enfuirons, mais pour l'instant nous avons besoin d'eux. La vérité, c'est que je n'en peux plus. Je n'en peux plus de vivre ainsi. Alors certes je n'ai pas le choix mais qui sait? Peut-être qu'ailleurs c'est différent. Peut-être qu'ailleurs, ils ont trouvé une solution? Rebâti un semblant de «civilisation»? «Civilisation»... Je n'ai pas l'habitude d'écrire ce mot, pas vraiment l'habitude de l'employer non plus d'ailleurs. C'est ce terme que les plus anciens d'entre nous emploient pour parler du passé. C'est rare qu'ils le fassent en vérité mais, à chaque fois, c'est avec une émotion toute particulière.

                J'ai du mal à les croire moi. De gigantesques cités, des tours de béton qui s'élèvent vers les cieux, comme pour défier Dieu lui-même. Des richesses à foison pour certains et rien du tout pour d'autres, c'est ce qu'ils racontent parfois au coin du feu, après avoir un peu trop bu. Mais rien que ça, c'est difficile à croire. Si les humains d'antan étaient assez intelligents pour créer toutes ces «villes» et ces bâtiments, il leur serait bien venu à l'idée de donner la même chose à tout le monde. Une fois, quand j'étais plus jeune, j'en ai parlé à Julia. Elle m'a répondu qu'elle ne savait pas, tout simplement. Que tout cela paraissait si compliqué à l'époque, que l'on avait pas le même recul. Mais c'est des foutaises. Moi, je pense que ces «villes» et ces «pays» n'étaient pas aussi grands qu'ils veulent bien nous le faire croire. Ça doit les faire rire de voir nos têtes hébétées chaque fois qu'ils font semblant de se remémorer les «avions» ou la «télé». Un oiseau géant qui transporte des gens dans son ventre et une boîte qui parle... Je ne sais même pas comment j'ai pu y croire tout ce temps, maintenant que je couche toutes ces sornettes sur papier elles me paraissent si stupides, si éloignées de la réalité. Mais tout de même... J'ai déjà vu une «voiture», ce qu'il en restait du moins. Sur le coup, j'avais du mal à comprendre comment cela pouvait rouler, mais qui donc aurait pu consacrer tant de temps à confectionner une pareille chose si ce n'était pas le cas? 

               Il y a un point sur lequel je fais confiance aux anciens cependant. La Chute a été une punition divine, ils me l'on dit. Les Hommes n'avaient plus que faire des lois de Dieu et il les a puni, comme au temps de Noé. Sauf qu'au lieu d'inonder leurs terres cette fois-ci, il a créé une faille dans leur système, leur «économie». Encore une fois, tout ceci reste très flou pour moi... Comment un dérèglement de leur système d'échange a-t-il pu pousser les Hommes à s'entretuer? Je l'ignore, et je crois que je l'ignorerai toujours. Tout cela n'est pas de mon monde et, à vrai dire, il est inutile de fabuler sur les histoires d'un passé aussi peu probable. Les histoires des anciens doivent rester les leurs. Ce monde est le nôtre maintenant, peu importe ce qu'il a pu en advenir auparavant, ce monde est le mien. Je n'ai plus à me préoccuper des ces grandes tours de béton et des ces «chefs d'Etats» peu scrupuleux qu'évoque parfois Julia. De toutes façons, si tout cela a réellement existé, nos ancêtres devaient être bien arrogants, et ils ont mérité ce qui leur est arrivé.


Dimanche 8 Mars 2037, même lieu que la veille.


             Rien ne m'effraie, tout me terrifie. Lui, en particulier, son visage, son sourire. J'ai hâte qu'il meure. Qu'on le précipite du haut d'une falaise, qu'on le jette en pâture aux loups, ou pire, aux gangs. Les troupes de bandits ou de mercenaires vivant dans la forêt n'en feraient qu'une bouchée. Je rêve de le voir mourir, d'observer l'éclat de ses yeux gris et fades pour la dernière fois avant qu'il ne chute du haut d'un rocher, pieds et poings liés. J'ai hâte qu'il meurt. Il me regardera lorsque viendra l'heure, j'en suis persuadée. Et il mourra bientôt, les anciens le condamneront. J'ai hâte qu'il meurt. Dans notre communauté, le viol et le meurtre sont proscris. Samuel a violé sa femme, avant de l'abattre à coup de ceinture. Il mourra. Et j'ai hâte qu'il meurt.

La Fin d'un MondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant