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Depuis il y a eu Miterrand président, le chômage pour tous, les otages français au Liban et la mode des treillis militaires. Être née dans les années soixante-dix: les parents ont connu la guerre, ou sont nés pendant la guerre, peut-être même qu'ils étaient juifs. Les grands-parents, tailleurs et polonais, ont peut-être débarqué à Sartrouvile en 1933, avec une valise de cornichons et une foi inébranlable en la France, terre d'asile. Les fils qui ont connu la guerre ont épousé des filles de bonne famille catholique de la Mayenne. Les mères juives n'ont pas apprécié, mais dans les années soixante-dix on quittait les banlieues, surtout Sartrouville. Le père d'une fille née dans les années a pris un appartement sous les toits avec vues sur les bouquinistes, s'est acheté des cravates en tricot, es mêmes que Jean d'Ormesson, et a fait des enfnts, des Français. Désormais la guerre était loin, l'exil aussi; les fils de tailleurs polonais sont devenus les pères d'enfants du sol, les pères de futurs bourgeois revenus de tout, de la France, de la guerre, et de la promotion républicaine.


Le père a vingt ans, c'est l'hiver en banlieue, il fait encore nuit. Il sort sa mobylette bleu ciel de la remise attenante au pavillon en meulière. Il a placé sous sa veste, à même la peau, un vieux numéro du Monde. Le papier journal le protège du vent froid qui, chaque matin, le prend au ventre et lui retourne l'estomac. Il quitte Sartrouville en direction de la rue Saint-Guillaume à Paris. Après cinquante-cinq minutes de route il arrive devant le portique de Sciences Po, défroisse le journal et le replie sous son bras; il entre d'un air assuré, il sortira premier de sa promotion, mais sa mère lui préférera toujours l'aîné, celui qui a réussi dans l'hôtellerie de luxe. 

La fille a trente ans, elle est née dans les années soixante-dix et se fout de ce genre de mythologies. Ce qui lui importe c'est de régler ses problèmes avec les hommes, c'est d'aimer tous ceux qui ne sont pas son père et qui ont eu la délicatesse de se débarrasser de leurs origines. 

Avant d'en arriver là, aux questions et aux garçons, les deux ont dû cohabiter, le temps de l'adolescence. Avoir seize ans c'est toujours cohabiter avec son père, tracer des lignes de front, s'embusquer en attendant d'être adulte. Et puis un jour on peut s'en aller se battre ailleurs. 

C'est là que l'histoire commence, une fois délivrée du père, du père sous sa forme actuelle, vivante, sous sa présence, parce que la figure elle vous regarde toujours du fond de la tombe ou du haut du panthéon. La mythologie du père elle aura servi, pour dessiner la structure, pour payer son dû à la généalogie, pour répondre un peu à la sommation de ceux qui ont lu trop de livres, "d'où parles-tu camarade?" Faire comme si le livre du père était écrit une bonne fois pour toutes, sauter l'étape, ne pas régler la note, laisser l'ardoise et vivre sa vie. 

Boys, boys, boys - Joy Sorman.

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