Quatre jours dans ce nouveau bahut, ce ne fut pas si insupportable que ça. Enfin, disons que j'imaginais pire... Ici au moins, les gens ne me traitaient pas comme un dangereux détraqué, comme une bête curieuse. On ne s'écartait pas sur mon passage, on ne laissait pas plein de messes basses inquiétantes dans mon sillage. J'avais la paix en fait.
Mon voisin de classe, un certain Robin, typé asiatique, était un type cool. C'est-à-dire que tout comme moi, il était bien loin d'être bavard! Il restait dans son coin sans rien demander à personne, et n'avait pas du tout l'air d'être malheureux, bien au contraire: heureux dans sa solitude, il ne devait rien à personne, et personne ne lui devait rien. Il menait son petit bonhomme de vie tranquillement. Ainsi, il était un charmant compagnon.
Quant à Maud, oui il est vrai que je l'apercevais souvent, furtivement, dans les couloirs de l'établissement. En même temps, je ne savais pas si ça venait de moi mais elle me semblait impossible à louper... Malgré ça, je me tenais toujours en retrait, et j'évitais de trop rentrer dans son champ de vision. Il n'y avait qu'à l'écurie que ma place à ses côtés, si on pouvait dire ça comme ça, me semblait légitime. Ainsi, je continuais de la retrouver après les cours, posté sous mon grand chêne, à l'observer travailler avec Knight. Puis elle mettait pied à terre, et je retournais chez moi, pour m'attaquer aux devoirs qui m'attendaient.
Si mes parents remarquèrent que depuis quelques jours je rentrai tard, avec des chaussures boueuses, ils ne s'en étonnèrent pas outre mesure. Après tout, qu'est-ce que ça pouvait bien leur foutre hein? Pour eux, je n'étais rien d'autre qu'un pâle fils errant et insignifiant, qu'un brouillon qui subsistait encore...
Quoiqu'il en soit, chaque jour ça me déchirait de devoir rentrer chez moi, mon travail scolaire m'appelant. Chaque jour je voulais rester encore un peu plus, rien qu'un peu plus... Rester dans cette écurie où tout n'était que calme et simplicité! C'était tellement mieux que de rentrer dans cette baraque neuve où l'odeur de la mort flottait pourtant comme une menace, avec des murs blancs impersonnels qui nous rappelaient sans arrêt que notre vie ne rimait plus à rien désormais, que nous étions censés prendre un nouveau départ... Et que si moi je faisais de mon mieux, mes parents eux, restaient ces mêmes êtres privés de substance. Bref, rien de plus déprimant, rien qui puisse m'aider à remonter la pente.
Ainsi, j'avais trouvé une formidable alternative; il suffisait tout simplement que je fasse mon travail scolaire à l'écurie! Voici comment désormais, je sortais mes cours et mes cahiers à ma petite place près de la carrière, et que je résolvais des polynômes du second degré tout en observant comme toujours Maud et Knight travailler. J'y étais bien, mais tellement bien... C'était un sentiment auquel ne n'était plus habitué, ainsi le savourais-je avec modération, comme s'il était volatile, comme si une trop grosse avidité pourrait le faire s'évanouir.
Aujourd'hui, nous étions jeudi. Je m'installai comme à mon habitude sous mon arbre, et comme récemment, je sortis mes cahiers et mes crayons. Au même instant, Maud fit son entrée dans la carrière, Knight sur les talons. Ces deux silhouettes m'arrachèrent un sourire. Une légère brise souffla et derrière mes mèches bouclés qui ondulaient devant mes yeux, je vis la chevelure rousse de la cavalière et la crinière de l'équidé se soulever à l'unisson. Cette image m'apaisa. Je me sentais serein. Le pouvoir que ces deux êtres semblaient avoir sur moi était vraiment impressionnant! Je sombrais complètement dans cette espèce d'admiration étrange que je semblai avoir développé pour eux, mais je m'en foutais. Je sombrai, et je sombrai heureux.
La sonnerie d'un portable me sortit de ma torpeur. Maud sortit son appareil de sa poche, sourit, composa un rapide message, puis le rangea dans sa poche, tandis que son cheval marchait tranquillement le long de la barrière de bois. Nos regards se croisèrent, mais elle détourna aussitôt le regard. J'aurai pu me vexer d'une telle réaction, mais je ne m'en formalisai pas plus que ça. Quelques instants plus tard, sa mère vint me trouver. Je réussis à la saluer poliment, puis elle m'informa:
"Maud part en balade. Je te conseille d'aller te poster, avec ta moto si tu veux, près de la petite maisonnette là-bas. Elle va rester dans les environs, de toute façon le terrain est plat, tu ne devrais pas la perdre de vue."
Étonné qu'elle prenne la peine de ma prévenir, je la remerciai néanmoins à demi-voix, et rassemblai mes affaires. Quelques minutes plus tard, après avoir retraversé toute l'écurie, je me retrouvais sur ma moto, filant à travers champs. Suivant les conseils de Cassandre, je coupai le moteur une fois arrivé à la hauteur d'une petite maison au milieu des champs en question. Ceux-ci s'étendaient à perte de vue, la masse de l'écurie se découpant faiblement dans le lointain. En effet, j'avais donc une magnifique vue sur le terrain. Passant la jambe droite par dessus mon engin, je mis pied à terre et descendis du pied la béquille. Puis je pris mon temps pour m'installer confortablement dans l'herbe grasse, et attendis paisiblement en écoutant le seul bruit du vent dans les épis de blé.
Je le sentis avant de vraiment le voir. Je sentis le léger tremblement de la terre sous mes fesses. C'est lui qui me fit entrouvrir péniblement les yeux, me forçant à me confronter à l'astre de feu au-dessus de nos têtes. Alors à moitié aveuglé par cette lumière, je vis une ombre s'y découper. Celle d'un cheval, et de sa cavalière, qui trottaient dans ma direction. à quelques mètres de moi, ils repassèrent au pas, mais sans pour autant changer leur trajectoire.
Ainsi Knight, en l'absence des barrières qui nous séparaient habituellement, s'approcha doucement de moi, et Maud le laissa faire. Avec toute ma documentation, j'en savais désormais assez pour connaître l'attitude à adopter dans ce genre de situation. Je ne bronchai donc pas quand le cheval bai tendit l'encolure pour me renifler. Je savais que c'était sa manière à lui de m'identifier. Je restai donc tout à fait impassible, même quand il enfouit ses naseaux dans mon cou. C'était une sensation étrange, mais pas pour autant désagréable. Puis le cheval souffle longuement avant de reculer sa tête. C'est alors que précautionneusement, le tendis la main vers lui pour lui toucher les naseaux. C'était plus fort que moi. Cette bête m'appelait, et résister à cet appel me coûtait bien trop.
Quand Maud remarqua mon sourit béat face à sa monture, je me sentis tout de suite gêné, comme pris en flagrant délit, et laissai ma main retomber mollement en me réfugiant derrière mes mèches bouclées. Cependant, derrière le rideau brun que formait ma tignasse, j'aperçus un sourire poindre également sur le visage de la jeune fille. Alors celle-ci, dans un mouvement empreint de grâce et de délicatesse, fit un geste du poignet vers la droite, et le brave Knight suivit docilement. Aussitôt que je compris que les deux complices retournaient à l'écurie, je me levai dans la précipitation, rassemblai mes affaires avant de balancer mon sac sur mon dos. D'un rapide geste du pied, je fis basculer la béquille de mon engin et poussai ce dernier à leur suite.
Accélérant le pas, j'arrivai bientôt à leur hauteur. Quand j'étais si proche que je sentais le doux parfum de Maud m'effleurer les narines, Knight tourna légèrement la tête vers moi, une lueur malicieuse dans le regard. Ce cheval avait vraiment quelque chose de dingue. C'était comme si... J'avais l'impression de le connaître depuis des années. Rien de plus débile que cette idée-là! Et pourtant...
Alors, je ne pus m'empêcher de me demander si tous les chevaux étaient aussi intelligents que celui-là. J'entends par là aussi vifs et réactifs et avec autant... d'humanisme? Revient sur Terre là Adrien, tu t'égares. Et là, comme pour appuyer mes dires, Knight souffla profondément.
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Wordless Rider
Novela JuvenilParfois, des catastrophes arrivent, laissant des séquelles profondes qui peut-être jamais ne guériront. Adrien, trois ans après la catastrophe qui lui ôta en partie la parole, déménagea à la campagne dans l'espoir de tracer un trait sur son passé et...