Spirales

59 9 10
                                    

    Suis-je trop solitaire, suis-je trop idiote, ou n'y a-t-il aucune raison, pour que je ne réussisse pas à me faire d'amis ?
  Ces trois propositions tournaient dans sa tête, depuis trop longtemps pour qu'elle se souvienne de quand ce n'était pas le cas.

    Je suis normal, et personne ne m'abandonnera, personne n'a de raison de le faire.
  Cette phrase affirmative, qui, à ses oreilles sonnait comme interrogative ; combien de fois l'avait-il prononcée, la tête enfouie sous ses oreillers ?

  Le temps passait, ils ne s'en rendaient plus compte. Car depuis longtemps, trop longtemps, le temps avait arrêté d'être important pour eux. Depuis le jour où ils s'étaient pris au piège dans leurs cercles infinis d'interrogations.

    Sans amis, sans personne de confiance, sans personne pour l'aider à sortir de ce cercle vicieux.
  Inexistante, pouvait-on dire d'elle. Toujours seule, sans parler à personne, c'était comme si elle n'existait pas, comme si personne n'avait conscience qu'elle était là.

    Plein d'amis, aucun auquel il accordait assez de confiance pour lui parler de cette question qui le tourmentait.
  Noyé dans une multitude d'amis sur lesquels il ne pouvait pas compter, il était finalement aussi seul qu'un nouvel élève arrivé en plein milieu de l'année, ne connaissant personne et n'osant pas trop venir parler à ses camarades.

  La nouvelle répartition des classes pour cette nouvelle année les avait fait finalement se retrouver dans la même classe. Sous les cerisiers en fleurs, ils avaient marché, chacun sur le bord de la route, comme s'ils craignaient quelque chose.

  Puis, quelques trimestres plus tard, avec le dernier changement de places, ils s'étaient retrouvés à côté. Et il s'était rendu compte de son existence.

- Euh, salut ! Je m'appelle Kanda Tensuke. T'es nouvelle ? Je t'ai jamais vue.

- Salut. Je suis Kanjō Rei, et je suis pas nouvelle.

- Rei, ça s'écrit comment ?

- C'est le rei de "yūrei". Mes parents pensaient que ça éloignerait les mauvais esprits de moi de m'appeler comme ça. Mais pourquoi tu me poses ce genre de questions ?

- Non, c'est ton nom, il ressemble un peu au mien et je voulais savoir.  Parce que mes parents m'ont appelé Tensuke, mais à la base ils voulaient m'appeler Tenshi.

- Je vois, mais ça me paraît un peu exagéré de comparer un fantôme et un ange*, fit-elle, l'air de vouloir que la conversation se finisse.

  Tensuke sourit légèrement, puis tourna la tête vers la fenêtre, pensant que sa voisine notait le cours mécaniquement, les yeux rivés au tableau, écoutant inlassablement cette question qui ne voulait pas quitter son esprit.

  Les semaines passaient, les deux parlaient toujours, et avaient fini par développer une sorte de relation de confiance. Mais Rei ne connaissait pas ce sentiment qu'était l'amitié, qui lui paraissait être un vice né dans son cœur depuis qu'elle parlait avec son ami. Et elle se débrouillait pour ne plus lui parler, et se recouvrait de cette solitude avec laquelle elle avait traversé les pays innocents de l'enfance, comme une voyageuse qui ne pouvait s'arrêter. Mais cette solitude ne lui suffisait plus, à présent qu'elle avait connu la confiance. Pourtant elle continuait à l'ignorer, comme si elle ne voyait pas le mal qu'elle lui faisait, parce qu'elle ne comprenait pas ce qui lui était arrivé, parce qu'elle avait peur de l'inconnu.

  Tensuke, de son côté, avait peur. Pas de l'amitié qu'il ressentait. Il l'a connaissait, et la retrouvait avec joie et nostalgie. Non. Il avait peur de Rei, qui commençait à être distante avec lui. Toujours plus froide, toujours moins locace, toujours plus maussade. Il avait l'impression qu'elle l'avait trahi. Que sa seule amie, la seule à qui il croyait pouvoir faire confiance l'avait trahi. Sa plus grande peur s'était réalisé, il ne savait même plus pourquoi il vivait. Je vais tout perdre, se disait-il, à chaque fois qu'il voyait quelque chose qui lui appartenait. Je vais tout perdre donc pourquoi les garder ? Il jettait tout à la poubelle. Les peluches de de son enfance, les cartes de son anniversaire. Les jouets qu'il avait réussi à avoir après avoir harcelé ses parents pendant des jours. Et les jeux vidéos auxquels il jouait avec ses "amis". Tout disparaissait de sa chambre, qui finit vide, comme une salle d'hôpital. Il s'était refermé sur soi-même, s'était mis à se moquer des gens qui restaient par groupes, à se moquer de Rei qui parlait toujours aussi peu et qui n'avait pas d'amis. Il se moquait des professeurs qui s'énervaient, il riait, avec une voix aiguë d'hystérique. Il se moquait du monde entier, il se moquait de lui-même qui n'avait pas réussi à garder ses amis. Mais le soir, devant la glace, son masque de folie se brisait, remplacé par un visage enfantin ravagé par l'incompréhension et la tristesse. Des larmes coulaient sur ses joues, et ses bras entourant ses jambes lui donnaient un air vulnérable, tandis qu'il répétition une même phrase, telle une litanie.
"Pourquoi je suis tout seul ? "

  Le temps qui avait recomencé à exister pour eux, la vie qui avait arrêté de n'être qu'une boucle se répétant à l'infini, s'était encore arrêté pour ne plus jamais reprendre. Le cercle de l'incertitude et le cercle de la folie. Deux mécanismes si différents en apparence, mais si ressemblants sous leur couverture, qui, une fois lancés, ne s'arrêtaient jamais à part lorsque la fin arrive. Deux spirales dont le début et la fin étaient inconnus qui se croisaient à certains moments et qui, sans jamais se fondre l'un dans l'autre, continuaient à faire des boucles vers la fin, qui n'était peut-être que le début.

Bonne année (très en avance) !
Voici une nouvelle pour fêter le nouvel an, bien qu'il n'ait aucun rapport avec celui-ci.
Elle est aussi glauque que la plupart de mes écrits, et souligne encore une fois mon incapacité à écrire une courte histoire joyeuse, bien que le fait que je n'arrive qu'à écrire des nouvelles plutôt sombres ne me déplaise pas.

Bref, j'espère que ce "segment" vous aura plu !

Ah, et si vous voulez, vous pouvez me proposer des défis d'écriture (avec des contraintes de type personnages, genre litteraire, pronom, thème, mot à placer, situation, ...)

NouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant