- Attendez !
Rien à faire. J'ai beau agiter mes bras dans tous les sens, le chauffeur de bus m'ignore superbement et redémarre, me laissant seule et essoufflée sur le trottoir. De rage, j'effectue un magnifique tir dans une canette vide. Le déchet s'écrase lamentablement sur la route et semble me narguer, comme s'il me demandait : "c'est tout ce dont tu es capable ?" Je lui accorde son instant de fierté, puisqu'à la prochaine voiture qui passera, il ne fera plus qu'un avec le bitume. Je sors mon téléphone et regarde l'heure : si ma mémoire est toujours aussi bonne, le prochain bus arrive dans une quinzaine de minutes. Je soupire d'exaspération, avant d'essayer d'optimiser la situation : au moins, je vais rater la première heure de cours. Mais j'aurais un retard en plus dans mon bulletin. Je hausse les épaules inconsciemment : un simple retard vaut bien une heure de sciences en moins.
Une demie-heure plus tard, j'arrive enfin au lycée. Sans aucune précipitation, je me dirige vers le bureau de l'administration, afin de savoir si je suis autorisée à rentrer en cours. Devant la salle en question, une fille lit calmement, appuyée contre le mur. Elle semble également attendre qu'un surveillant daigne s'occuper de son cas. Elle est peut-être arrivée en retard, comme moi. Sans troubler sa lecture, je m'adosse à mon tour au mur. Elle ne lève même pas les yeux. La porte du bureau reste délibérément close. N'ayant rien à faire, je me laisse glisser jusqu'à m'asseoir par terre. Aucune réaction de la part de ma voisine. Je trouve ce silence particulièrement gênant, pourtant il semble que ça ne dérange que moi. Je tousse légèrement.
- Tu es arrivée en retard, toi aussi ?
La fille à mes côtés sursaute et pose son regard sur moi, comme si elle venait à peine de remarquer ma présence. Elle cherche ses mots, mais se contente finalement de hocher la tête.
- Ça fait longtemps que tu attends ?
- Non.
Cette fois, sa réponse n'a pas tardé. Moi qui craignais qu'elle soit muette.
- J'espère qu'ils n'ont pas prévu de nous faire patienter toute la journée. Quoi que ce serait une bonne excuse pour rater les cours !
Ma tentative d'humour se solde par un échec lorsque son regard se porte de nouveau sur son livre. Je jette un oeil à la porte : toujours fermée. L'atmosphère est de plus en plus pesante mais désormais, j'ai l'impression d'en être responsable. J'essaie à nouveau.
- Il parle de quoi ton livre ?
Je pense avoir finalement réussi à attirer son attention. Mais pas dans le sens où je l'entendais.
- Je voudrais également le savoir, mais je vais avoir beaucoup de mal à comprendre ce que je lis, si tu continues de m'interrompre toutes les deux minutes.
- Excuse-moi, je ne voulais pas..
- Dites, que faites-vous dans les couloirs pendant les heures de cours ?
Je crois que ce matin n'aurait jamais pu être pire. Le directeur, les bras croisés dans le dos, nous fusille du regard et je m'empresse de lui expliquer la situation.
- Vu ton retard, n'espère même pas être acceptée en cours. Tu peux attendre le début de la deuxième heure devant ta salle de classe.
Intérieurement, je le remercie : en plus de rater complètement le premier cours de la journée, je fuis cette situation ô combien embarrassante. Je jette mon sac sur mon dos et sors du bâtiment, pour rejoindre ma salle de cours.
Une fois dans le couloir, je m'adosse au mur et tends l'oreille : l'unique son qui s'échappe de la salle est la voix du professeur. N'importe qui penserait que ses élèves sont studieux et calmes, dès le matin. En réalité, je sais qu'ils sont tous à moitié endormis derrière leur manuel, prétextant s'intéresser à la biodiversité des milieux marins. Je jette un bref coup d'oeil à mon téléphone : la sonnerie retentira bientôt. Je souhaite courage à mes amis de l'autre côté de la porte, pour tenir encore quelques minutes.
La première heure de cours se termine enfin. La porte s'ouvre et laisse passer le professeur qui ne me remarque pas. Je me lève et rentre dans la salle, accueillie par une foule de "alors, on sèche les cours ?" et de "on te pensait plus sérieuse, Océane !" dont le ton sarcastique me fait doucement sourire. Je vais m'asseoir à ma place respective, tandis que Clara et Mathilde, assises devant, se retournent.
- Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? Non attends, ne dis rien. Je veux pouvoir deviner moi-même !
- J'ai juste raté mon bus. Rien d'extraordinaire.
- Franchement, tu n'es pas drôle ! J'ai passé l'heure de sciences à imaginer l'excuse que tu trouverais pour justifier ton retard. Et toi, tu te contentes d'un "j'ai raté mon bus". Je t'ai connue plus imaginative.
Mathilde rit devant la comédie à laquelle se livre Clara. Je prends un air désespéré mais ne peux m'empêcher de sourire.
- D'accord, d'accord. J'ai plus intéressant qu'un bus raté.
Aussitôt, leur curiosité s'éveille et toutes deux se taisent pour mieux m'écouter. Je commence alors à raconter mon drôle d'échange avec la fille, près du bureau administratif.
- Elle lisait, mais je n'avais rien à faire : avouez que c'était gênant ! J'ai voulu faire la discussion mais je crois l'avoir énervée plus qu'autre chose... Pourtant, je voulais juste.. Eh, c'est elle !
Clara et Mathilde se retournent en même temps vers la porte : la jeune fille en question vient d'entrer dans la salle et, sans un mot, elle s'assoit à sa place. Clara est la première à réagir.
- Sérieusement ? Tu l'appelles "la fille" alors qu'elle est dans notre classe ? Je sais que nous sommes beaucoup et que tu as du mal avec les prénoms, mais je n'aurais jamais imaginé que ce fut à ce point !
Mathilde, compatissante, prend la relève tandis que Clara se perd dans son fou rire.
- Elle s'appelle Luna et elle est dans notre classe depuis la sixième. Tu n'avais jamais remarqué ?
- Ça me fait mal de l'avouer, mais c'est comme la première fois que je la vois.
- C'est une fille assez discrète aussi. Elle passe son temps à lire et ne semble parler à personne. On ne l'entend presque jamais, intervient Clara, une fois calmée.
Mathilde regarde autour d'elle et se penche vers nous, comme si elle s'apprêtait à nous livrer un secret.
- Ça ne m'étonne pas. L'année dernière, elle a eu certains... Problèmes, avec d'autres classes.
Clara et moi nous regardons, sans comprendre.
- Quel genre de problèmes ? osé-je demander.
Elle relève la tête, uniquement pour s'assurer que Luna ne nous entende pas. Heureusement, elle s'est replongée dans son livre et ne prête pas attention au chahut de la classe. Mathilde se baisse à nouveau et, très discrètement, nous explique.
- Elle était en couple avec une lycéenne. Cette fille est lesbienne.
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Elle aime
RomanceLes rumeurs, c'est tout de même bien pratique. Grâce à elles, on peut apprendre des choses sur une personne à laquelle on n'a jamais parlé. Et parfois, on apprend carrément des choses sur nous-mêmes. Qu'elles soient vraies ou fausses, elles sont tou...