Chapitre 10

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La musique reprit brusquement, le tirant de force de la somnolence épuisée dans laquelle il avait fini par sombrer. Les accords étaient criards, violents, et la puissance du son s'élevait parfois bien au-delà des quatre-vingt décibels censés endommager, à la longue, l'oreille humaine. Piero s'était laissé glisser au sol, appuyé contre le mur situé en face de l'entrée. Les haut-parleurs s'égosillèrent un moment puis finirent par se taire. Il s'efforça de se détendre, conscient que le répit ne durerait pas. Cela faisait trois jours qu'il subissait cette guerre des nerfs, mais il avait perdu toute notion de temps.

Il les soupçonnait de l'espionner grâce à des caméras infrarouges, car la moindre relâche de ses membres endoloris était sanctionnée de violents coups de barre de fer portés sur la porte du vestiaire, ou par un retour virulent de la musique. Bien sûr, cela l'empêchait de s'endormir profondément, c'était le but affiché. Il devait se contenter de courtes plages de somnolence bien insuffisantes pour récupérer un tant soit peu des émotions générées par son enlèvement et sa captivité. Il s'était attendu à ce qu'on l'interroge sur ses connexions au réseau informatique de Nouvelle Atlantide, mais en dehors d'un gars cagoulé qui venait lui apporter à manger deux fois par jour, il n'avait vu personne.

Cette fois pourtant, ni la musique ni la barre de fer ne vinrent le tirer du sommeil. Elles furent toutes deux remplacées par le brusque allumage des néons au-dessus de sa tête, mais il était tellement épuisé qu'il ne s'en aperçut même pas. Quelques minutes plus tard, ce fut le claquement de l'ouverture manuelle du sas qui l'éveilla. La porte s'ouvrit doucement, révélant une silhouette encapuchonnée qu'il reconnut immédiatement : le Veilleur en personne lui rendait une petite visite de courtoisie ! Ce qui lui confirma par la même occasion qu'il était responsable de son enlèvement.

D'aussi loin que remontaient les souvenirs de Piero, l'homme avait toujours été là, reconnu par tous les Cendrés comme l'unique maître spirituel dont il fallait suivre les enseignements. Détenteur de la vérité, il prétendait que ses adeptes étaient voués à sauver l'humanité, dont ils seraient définitivement les seuls survivants le jour où les Dieux se résoudraient à anéantir la cité-bulle. Son influence était sans limite et nul n'avait jamais remis en cause ses préceptes, que l'on rabâchait en classe aux enfants. Plus jeune, Piero en avait une peur bleue, il évitait autant que possible de se trouver en sa présence et, par dessus tout, d'attirer son attention. Heureusement pour lui, les occasions étaient somme toute très rares, le Veilleur ne daignant apparaître en public que lors de rassemblements tout à fait exceptionnels.

En grandissant, comme la plupart des jeunes gens de son âge, Piero avait commencé à remettre en cause un certain nombre de choses bizarres. Il avait fait des recherches destinées à réfuter les théories fumeuses de celui qu'il en était venu à considérer, peu ou prou, comme un vieux fou. Mais jusque très récemment, il ne l'avait pas vraiment cru dangereux. Lorsqu'il surgit dans la lumière, les traits comme toujours dissimulés sous son ample capuche, toutes ses peurs d'enfant rejaillirent d'un coup. Il sentit son estomac se nouer et sa gorge s'assécher. Il n'avait rien d'un héros, il n'en faudrait sûrement pas beaucoup pour le convaincre de parler. Il suffirait qu'on lui fasse du mal un peu trop longtemps, ou que l'on menace de s'en prendre à ses amis, pour qu'il plie, il le savait pertinemment.

L'homme se planta devant lui en silence, les mains jointes à l'intérieur de ses manches. A l'ombre de sa capuche, les méplats de son visage paraissaient accentués, mais ce qui frappait le jeune homme, bien qu'on ne lui ait pas apporté ses lunettes comme il l'avait demandé, c'était l'intensité de son regard. Mal à l'aise, il s'appliqua à respirer lentement par la bouche pour ne pas détourner les yeux et révéler ainsi incidemment sa peur. Le Veilleur eut un mince sourire, puis ses mains se dé-soudèrent pour abaisser le capuchon, révélant à Piero, pour la première fois de sa vie, les traits de celui qui présidait à sa destinée, mais qu'il n'avait jamais vu.

Les Héritiers de Cendre (2017)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant