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Chapitre 1 ~ La Cuve

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Première Partie : Dehors

Chapitre 1 ~ La cuve

— Tu es prête ? Il faut que tu te détendes.

Cette voix masculine et rassurante résonne dans toute la pièce, c'est celle d'Alfred, un homme d'âge mûr qui me suit depuis des années. Moi, je me trouve dans une baignoire, ou plutôt, ma cuve, quelque chose comme ça. Je me retrouve souvent dans cet engin, à moitié paralysée. En général, je suis désorientée et des électrodes sont branchées sur ma poitrine.

Il n'est pas rare que je me retrouve là-dedans, si je m'amusais à compter, ce serait deux voire trois fois par semaine. Bien entendu, le temps, je n'ai le droit de le voir que lorsqu'on me l'autorise. Alfred appelle ça de l'hydrothérapie, moi je vois ça plutôt comme un énorme chaudron rempli d'eau glacée et pleine de sel pour que je puisse flotter.

Alors je me retrouve là, au milieu de la cuve, bras et jambes tendus, yeux fixés au plafond étrange quelques mètres au-dessus de moi. Parfois, je murmure des chansons que j'invente, comme ça je fais savoir à Alfred que tout va bien. Je sais que sur son écran, il a tous mes signes vitaux, mais il m'a toujours dit que ma voix le rassurait, en ajoutant un petit compliment derrière : je chante plutôt juste.

Mais aujourd'hui, je n'ai pas envie de chanter, ni même de fredonner un air qui me viendrait en tête. J'ai fait une très grosse crise, jamais encore je n'en avais fait une aussi importante. J'ai du mal à m'en souvenir, mais je crois avoir hurlé, si fort que la vitre de ma chambre me séparant du couloir s'est fissurée. J'ai halluciné, j'ai vu mon verre de soda planer à quelques centimètres au-dessus de la surface de la table, j'ai commencé à paniquer et j'ai senti mon rythme cardiaque s'accélérer. Après cela, j'ai senti des décharges dans mes mains, comme si mon sang bouillonnait, puis ma vue s'est troublée et j'ai entendu des voix. Jamais encore je n'avais entendu de voix. Je ne pouvais pas comprendre ce qu'elles me disaient, elles parlaient toutes en même temps et ne semblaient pas avoir le même dialecte que moi. J'ai fini par crier et mes yeux se sont fermés.

Me voilà maintenant dans ma cuve.

Et je rêve de l'Océan, de son odeur, de sa texture, de son apparence. Je me demande s'il est profond, s'il est froid, s'il est salé comme l'eau de la cuve. Alfred m'a dit que l'Océan était aussi dangereux que dehors. Alors je me contente de rêver de lui. Mais parfois j'aimerais pouvoir le toucher ou l'effleurer du bout des doigts, savoir si l'eau est bleue, ou noire comme dans ma cuve. J'aimerais connaître des différences, constater par moi-même si oui ou non, telle ou telle chose est dangereuse.

— Je lance le processus ! me crie Alfred.

Je ne dis rien, pas besoin de lui répondre, il a l'habitude et moi aussi. Je ferme les yeux, inspire par le nez et expire par la bouche. À cet instant, la cuve se met en route et émet son habituel bourdonnement. On finit par ne plus y faire attention et je sens l'eau légèrement onduler sous ma peau. Je referme les yeux et je tente de me détendre, je ne sais pas trop quoi penser de ces moments dans cette cuve. Parfois j'ai peur, d'autres je suis heureuse d'y aller ou encore, je me pose des questions sur la fonction de cette chose.

Il est vrai qu'après la séance, je me sens mieux, mais cet effet s'estompe bien trop rapidement. Tous les effets de tous leurs traitements sont éphémères, je finis par refaire des crises et on recommence tout à zéro. Parfois, je me demande même comment ils font pour rester si calmes depuis toutes ces années. N'ont-ils pas une vie en dehors de moi ?

— Ne panique pas, on va approfondir la séance ! me lance Alfred à travers le boucan de la machine.

Je bouge légèrement la tête pour tenter de l'apercevoir à travers le petite vitre blindée qui me permet d'avoir un peu de lumière. Mais que veut-il dire par "approfondir" ? Je n'aime pas ce terme et bizarrement, je n'ai plus envie de me trouver dans cette cuve. Je n'ai jamais aimé les changements, en général, lorsqu'ils changent leur façon de me soigner, c'est parce que ma maladie évolue et prend de l'ampleur sur ma santé, ce qui veut dire qu'à tout instant, je peux mourir.

Je remarque que de l'eau s'infiltre par deux énormes valves que je n'avais jamais vues jusqu'alors. Je sens mon pouls s'accélérer lorsque de l'eau me fouette le visage, je ferme les yeux aussi fort que possible et me pince les lèvres pour ne pas en ingérer, son goût est répugnant. J'ai beau gesticuler dans tous les sens et pousser des grognements, Alfred ne semble pas décidé à arrêter la machine. Les secondes s'écoulent, tout comme l'eau qui me recouvre toute entière.

Je ne flotte plus, je coule.

Je me sens alors obligée de retenir ma respiration, mais plus je coule et plus j'ai l'impression que ma tête va exploser, tout comme mes poumons que je ne peux remplir d'air. Je décide d'ouvrir les yeux et je ne remarque plus de lumière, seulement un gouffre infini, noir et plein d'eau.

On dirait que la cuve dans laquelle j'ai l'habitude de baigner se transforme en terrible cauchemar, un néant interminable. Je suis comme plongée dans les ténèbres, sans Alfred, sans rêves. C'est le sentiment de solitude qui m'envahit aussitôt et l'air me manque ce qui commence à me faire suffoquer sans que je ne puisse le contrôler.

Effrayée, et ne sachant quoi faire, j'ouvre grand la bouche pour appeler Alfred, mais sous l'eau, peu importe ce que je prononce, cela n'a aucun sens et c'est le vide total. Je ne fais que des bulles et j'avale accidentellement de l'eau. Je me tourne alors sur la gauche, pour voir à travers la petite vitre pourtant si rassurante, mais l'eau me brouille la vue et je ne vois que d'étranges particules, comme si je devenais aveugle.

Je ne sais pas nager, et je ne sais pas comment me libérer de mes électrodes ou comment quitter cette eau infernale. Quand mon dos heurte le fond de la cuve, je m'immobilise, sans oxygène, je me sens vouée à me noyer. Puis, dans l'obscurité totale, j'aperçois de la lumière. Cette lumière bleutée trace d'abord une ligne à la surface de l'eau, son reflet m'éblouit, mais je suis alors absorbée par son étrange ascension. Les lignes s'enchevêtrent pour finalement dessiner des chiffres qui me sont inconnus.

1.3.0.9

Puis, les chiffres disparaissent et l'étrange lumière bleutée reprend de plus belle pour former des boucles cette fois. Elle a écrit quelque chose.

Un prénom peut-être...

ANNA

Et tout disparaît.

Quand je reprends ma respiration, je sens mes poumons me brûler et de l'eau couler le long de ma joue jusque dans mon cou. J'ouvre difficilement mes yeux aux cils mouillés et je remarque, penchés au-dessus de moi, Alfred et deux autres médecins en blouse blanche. Alfred s'occupe de passer sa main derrière ma tête et de me blottir contre son torse, comme s'il était soulagé.

Alors que mes lèvres ne cessent de trembler et que je ne contrôle plus mes mots. Je n'arrive pas à m'arrêter de murmurer la même chose, comme si cela provenait du fond de ma gorge, quelque chose est entré dans ma tête.

— 1309 ... Anna ...

Je sens leur regard insistant, alors que moi-même je ne comprends pas. Alfred plonge ses yeux sombres dans les miens tout en passant sa main sur mon front mouillé.

— Qu'est-ce que tu dis, ma Luciole ? me demande-t-il.

"Ma luciole", c'est comme ça qu'ils m'appellent. Je n'ai jamais bénéficié d'un prénom. Il y a quelque temps, alors qu'il faisait noir, une infirmière a affirmé que mes yeux brillaient dans l'obscurité, comme les lucioles. Depuis, c'est comme ça que je me nomme.

Je ne prends pas la peine de répondre à sa question, je me sens fatiguée pour la première fois de ma vie, je suis exténuée comme jamais je ne l'ai été. Je ne dors presque jamais, encore l'un des effets de ma mystérieuse maladie, mais cette fois-ci, après ma séance, je ne me sens plus la force de tenir sur mes jambes ou de garder mes yeux ouverts.

Alors je laisse mes paupières se refermer, ignorant les demandes d'Alfred et je plonge dans les ténèbres. Les mêmes que ceux de ma cuve.

Rêverais-je de l'Océan ? 

ANNAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant