Face à Face

The Wild Buffalo

« Souffle doucement, calme toi, concentre toi, dis-je à moi-même.

« Je devais rester concentré. Un moindre faux pas, une seconde d'inattention et j'étais cuit ! Le vent soufflait assez fort, des virevoltants roulèrent, une passa entre lui et moi. Les rayons du soleil couchant nous éclairaient d'une lumière ocre. Les habitants du village se planquaient derrière les portes du saloon et derrière les abreuvoirs pour les chevaux. Ils étaient plus stressés que moi ! Ils attendaient tous que le coup parte et que l'un de nous deux s'écroule.

- Et ensuite grand-père ? » demandèrent en cœur les gamins assis aux pieds de son fauteuil.

Le vieux avait déjà raconté cette histoire un bon nombre de fois mais ses petits-enfants ne s'en lassaient jamais. Ils adoraient écouter leur grand-père qui mimait la scène. Il continua sous les acclamations des enfants :

« Alors je fixai Jack, The Wild Buffalo. Il avait un regard...

- De pierre et un sourire à glacer le sang, finit en soupirant l'aîné de ses petits-enfants qui connaissait l'histoire sur le bout des doigts.

- Exact ! Il était terrifiant. Je n'avais jamais vu un cow-boy aussi imposant ! Pourtant, j'étais en duel avec lui. Des gouttes de sueur perlaient sur mon front, le soleil était plus brûlant que d'habitude. J'avais la main prête à dégainer mon revolver. Le silence était maître de cette place comme si un croque-mort venait de passer à côté de nous. C'était peut-être un signe, j'allais peut-être y laisser ma vie. Et puis, c'était le moment... » le vieux fit une pause de sorte à se faire désirer par son public.

Les mômes avaient leur bouche ouverte, hypnotisés par le récit du grand-père. Ça le faisait bien marrer de voir ces petits yeux écarquillés. Et ça faisait aussi sourire l'aîné pourtant ennuyé. Il devait bien admettre que ce duel était un régal pour ses frères et ses cousins et cousines. Les garçons voulaient être comme leur papy, leur modèle et les filles admiraient leur héros. Après les avoir fait patienter suffisamment, il reprit sa narration :

« Je pris mon pistolet, The Wild Buffalo aussi. La scène se passa au ralenti. Mon bras se leva puis je le pointai. Le coup de mon arme et de la sienne partirent au même moment. Et boum ! » cria-t-il en levant ses bras en l'air. Les gamins s'en déboîtèrent la mâchoire.

« Deux corps s'écroulèrent sur la terre sèche, récita le jeune qui continuait d'écouter finalement.

- Il n'y eut aucun gagnant, continua le grand-père content que son premier petit-fils participait à son récit. Nous fûmes touchés tous les deux, le visage épousant le sable, nos corps allongés. Le duel s'était terminé par une égalité ! C'était du jamais vu ! Alors, mon ennemi du soir et moi-même nous relevâmes et ce grand gaillard vint me serrer la main en tenant de l'autre la plaie qu'avait causé la balle de mon arme. Nous souffrions tous les deux et nous allions peut-être périr ici. Puis une des danseuses du saloon, la plus gracieuse, vint à notre rencontre et nous pria d'aller nous soigner. J'écoutai cette hypnotiseuse et me laissai guider par ses yeux. »

Le grand-père était mélancolique. Il se souvenait très bien du regard de cette danseuse qui fut quelque temps après, sa femme.

« C'est grand-mère ! s'exclama une des petites filles.

- Oui, acquiesça le vieux. La plus belle femme du monde.

- Et The Wild Buffalo ? Il est devenu quoi ? interrogea un des plus jeunes qui coupa court aux doux souvenirs de son grand-père.

- Il s'est soigné lui aussi et après ce face à face, il est devenu mon plus fidèle ami.

- Wha ! » s'exprimèrent les enfants toujours admiratifs.

Le vieux aimait cette histoire, ce moment de vie qui avait été le plus émotionnel, pour le duel mais aussi pour la rencontre avec feu sa bien aimée. Il voulait que ses enfants et petits enfants se souviennent de ce récit, gardent en eux la mémoire de leur grand-père, de son passé de cow-boy. Il en était fier. Mais sa plus grande fierté était de voir sa descendance qui l'écoutait sagement et qui, au fond, l'admirait ; ces petits qui portaient le regard de sa danseuse.