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Justin est parti. Il s'est brusquement précipité dehors en expliquant à Miss Ramirez qu'il avait oublié quelque chose d'important et qu'il allait revenir le plus vite possible. Au moment où il franchissait le seuil, elle lui a lancé qu'elle était sur le point de terminer son service. En fait elle vient de s'en aller, après avoir pris soin d'informer l'infirmière qui relaie la vieille grognon que « le jeune homme avec les cheveux en pétard et le pantalon skinny » était autorisé à me voir à son retour.

A vrai dire, cela n'a pas servi à grand-chose, car c'est Willow qui commande, maintenant. Après mes grands-parents et Justin, ma tante Patricia a pu me rendre visite, suivie de tante Diane et d'oncle Greg, puis de mes cousins. Willow va et vient, une étincelle dans le regard. Elle mijote quelque chose, mais je ne saurais dire si elle cherche à m'aider à m'accrocher à l'existence en faisant venir mes proches ou si elle les conduit vers moi pour qu'ils me disent adieu.

Maintenant, c'est au tour de Kim. Pauvre Kim ! On dirait qu'elle n'a pas dormi depuis une semaine. Ses yeux sont rouges et ornés de cernes. Elle porte l'un de ses « pulls merdouilleux » comme elle qualifie les informes tricots couleur caca d'oie que sa mère lui achète systématiquement. Au début, elle plisse les yeux en me regardant, comme éblouie par une lumière intense. Puis elle semble s'adapter et décider que je suis toujours la même Mia, même si j'ai l'air d'un zombie avec ces tubes qui me sortent de tous les orifices et le sang qui tache la mince couverture. Et qu'est-ce qu'adorent faire Kim et Mia quand elles sont ensemble ? Bavarder.

Elle s'installe sur la chaise placée à mon chevet. « Comment tu vas ? » interroge-t-elle.

Je n'en sais rien. Je suis épuisée. En même temps, la visite de Justin m'a laissée agitée et anxieuse. Et tout à fait réveillée. Je n'ai rien senti quand il m'a touchée, mais sa présence m'a stimulée. Je commençais à peine à en profiter quand il a filé comme s'il avait le feu aux fesses. C'est dingue, il bataille dix heures pour pouvoir me rendre visite et, quand il y parvient enfin, le voilà qui repart au bout de dix minutes. Peut-être que je lui ai fait peur. Peut-être qu'il ne veut pas avoir à affronter ça. Peut-être que je n'ai pas le monopole de la trouille ici. Après tout, si j'en avais eu la force, j'aurais fui à toutes jambes à son arrivée, alors que depuis la veille je ne pensais qu'à le voir.

« Écoute, ça a été une nuit de dingue », commence Kim, qui entreprend ensuite de me la décrire en détail. Elle me raconte la crise de nerfs de sa mère devant mes proches, qui, dit-elle, ont merveilleusement réagi. Elle enchaîne sur la dispute qu'elle a eue devant le Roseland Theater, sous les yeux d'une bande de punks, m'expliquant qu'elle a crié à Mrs Schein en larmes de « commencer enfin à se conduire en adulte » avant de la planter là et d'entrer dans le club, sous les encouragements bruyants de types aux cheveux fluo vêtus de cuir clouté. Elle me décrit comment Justin, toujours déterminé à me voir après s'être fait jeté des soins intensifs, est allé demander de l'aide à ses amis musiciens, lesquels, précise-t-elle, ne sont pas les snobinards qu'elle croyait. Puis elle termine en me parlant de la visite à l'hôpital d'une certaine célébrité.

Je sais déjà l'essentiel de tout cela, mais Kim l'ignore évidemment. Sans compter que j'aime l'entendre me les raconter. J'apprécie sa façon de me parler normalement, comme mon grand-père un peu plus tôt, de la même manière que si l'on était sous mon porche en train de boire un café - ou un cappuccino glacé dans le cas de Kim.

Je me demande si, après la mort, on se souvient des événements de sa vie. Logiquement, on ne devrait pas. Quand on est mort, on doit être dans l'espèce de néant d'avant la naissance. Un néant qui n'en est pas un, en ce qui me concerne. De temps en temps, j'ai éprouvé une étrange impression de déjà-vu quand mes parents évoquaient leurs souvenirs : le premier saumon péché par papa avec papy, le formidable concert de Dead Moon auquel maman avait assisté avec papa la première fois où ils étaient sortis ensemble. Ou plus exactement, il s'agit d'un sentiment de déjà-vécu. Je me vois assise au bord de l'eau, tandis que papa sort de la rivière un saumon coho, même si mon père ne devait pas avoir plus d'une douzaine d'années à l'époque. J'entends le feedback quand Dead Moon joue D. OA. à l'X-Ray Café, et pourtant je n'ai jamais vu le groupe en live et l'X-Ray a fermé avant ma naissance. Ces souvenirs s'impriment en moi de manière si viscérale, si personnelle, que je les confonds avec les miens.

Si je reste (w/ Justin Bieber)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant