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Apparemment, mes blessures sont nombreuses.

Je fais un pneumothorax, c'est-à-dire que j'ai de l'air entre la paroi thoracique et le poumon. J'ai une rupture de la rate. Une hémorragie interne d'origine indéterminée. Plus grave encore, des contusions cérébrales. J'ai aussi des côtes cassées. Ainsi que des abrasions. Celles des jambes nécessiteront des greffes de peau. Pour l'instant, les chirurgiens doivent me retirer la rate, placer un nouveau drain dans mon pneumothorax et étancher tout ce qui peut être à l'origine d'une hémorragie interne. Pour mon cerveau, il n'y a pas grand-chose à faire.

« On verra, dit l'un d'eux en examinant mon IRM cérébrale. En attendant, appelez la banque du sang. Il me faut deux unités d'O négatif, plus deux d'avance. »

Ainsi, j'appartiens au groupe sanguin O négatif. Je l'ignorais. Il faut dire que je n'ai pas eu à m'en préoccuper jusqu'à maintenant. La seule fois où j'avais mis les pieds à l'hôpital, c'était quand je m'étais entaillé la cheville avec un bout de verre. Je n'avais même pas eu besoin d'agrafes, juste d'une piqûre antitétanique.

Dans la salle d'opération, l'équipe médicale discute de la musique qu'ils vont mettre, comme nous ce matin dans la voiture. Un chirurgien veut du jazz. Un autre du rock. L'anesthésiste réclame du classique. Pourvu qu'elle l'obtienne ! Effectivement, ce genre de musique doit être bénéfique dans ces circonstances, car quelqu'un met du Wagner. La Chevauchée des Walkyries. Pour ma part, j'aurais préféré quelque chose de plus léger. Les Quatre Saisons, par exemple.

Il y a un monde fou dans ce petit espace. Les lumières crues permettent de voir que l'endroit est modeste, pas du tout comme dans les séries télé, avec leurs blocs opératoires pareils à des théâtres flambant neufs, où l'on pourrait jouer un opéra. Le sol brille, mais on aperçoit des éraflures et des trainées roussâtres que je suppose être d'anciennes traces de sang.

Quant à mon propre sang, il y en a partout. Ce qui n'impressionne pas le moins du monde les médecins. Ils taillent, tranchent, aspirent et suturent dans ce liquide rouge comme si de rien n'était. Pendant ce temps, ils m'injectent sans cesse du sang frais dans les veines.

Le chirurgien qui voulait écouter du rock transpire tellement que l'une des infirmières doit régulièrement l'éponger avec de la gaze qu'elle tient entre des pinces. Sa sueur transperce même son masque, qu'il faut lui changer.

L'anesthésiste surveille en permanence mes organes vitaux, ajustant les quantités de liquides, de gaz et de médicaments qu'on m'administre. D'un geste distrait, elle me caresse les tempes avec ses mains gantées de latex, comme le faisait maman quand j'avais la grippe ou l'une de mes affreuses migraines.

C'est la seconde fois qu'ils écoutent le CD de Wagner et l'équipe décide de changer. La majorité opte pour du jazz. Les gens pensent toujours que si j'aime la musique classique, je dois être amateur de jazz. Ce n'est pas le cas. Mon père, lui, l'aime, surtout John Coltrane avec ses sonorités sauvages et nocturnes. Le jazz, dit-il, est en quelque sorte le punk-rock des gens d'un certain âge. C'est sans doute l'explication, parce que je n'aime pas non plus le punk.

L'intervention n'en finit pas. Je n'en peux plus. Je me demande comment les chirurgiens tiennent le coup. Leur tâche semble aussi éprouvante que de courir un marathon.

Je commence à m'interroger sur l'état dans lequel je me trouve. Si je ne suis pas morte (et je ne dois pas letre puisque le moniteur cardiaque continue ses bips-bips) et si je ne suis pas non plus à l'intérieur de mon corps, puis-je aller ailleurs ? Me transporter sur une plage ou au Carnegie Hall de New York ? Me rendre auprès de Teddy ?

Juste pour voir, je fronce le nez comme dans Ma sorcière bien-aimée. Rien ne se passe. Je claque des doigts, puis des talons. Toujours rien. Je n'ai pas bougé.

Si je reste (w/ Justin Bieber)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant