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Notre voiture est une antique Buick qui n'était déjà plus toute jeune lorsque papy nous en a fait cadeau, à la naissance de Teddy. Jusqu'alors, mon père avait refusé de passer son permis, préférant se déplacer à vélo. Cela agaçait les autres musiciens de son groupe, car il ne pouvait les relayer au volant pendant leurs tournées. Quant à maman, elle avait tout essayé pour le faire changer d'avis, même l'humour. En vain.

Quand elle a attendu mon frère, elle s'est vraiment fâchée et papa a enfin compris qu'il devait changer d'attitude. Il a passé son permis et, dans la foulée, a repris ses études afin de devenir professeur. Avec deux enfants, il n'était plus question pour lui de continuer à jouer les adolescents attardés. Le temps du noeud papillon était venu.

Il en porte un ce matin, avec des richelieus rétro et un manteau moucheté. Ce n'est pas vraiment une tenue pour la neige, mais il aime ce genre de contraste.

Après avoir gratté le pare-brise avec l'un des dinosaures en plastique de Teddy qui jonchent le gazon, papa met le contact et doit s'y reprendre à plusieurs fois pour que la voiture démarre. Comme d'habitude, c'est la bagarre dès qu'il faut choisir ce qu'on va écouter pendant le trajet. Maman veut mettre les informations, papa, Frank Sinatra, Teddy, Bob l'Eponge. Quant à moi j'aimerais Radio-Classique, mais comme je suis la seule à apprécier ce genre de musique, je veux bien la remplacer par Justin Bieber.

Papa résout le problème. « On va commencer par écouter les infos, pour rester au courant, annonce-t-il. Ensuite, on mettra la station classique. Pendant ce temps, Teddy, tu peux te servir du lecteur CD. » Il débranche le lecteur qu'il a relié à l'autoradio et farfouille dans la boite à gants. « Jonathan Richman, ça te dirait ? »

Comme moi, mon frère a grandi bercé par le son loufoque de Jonathan Richman, l'idole des parents, mais il n'a pas l'intention de céder. « Je veux Bob l'Eponge ! hurle-t-il.

— Entendu, mais sache que tu me fends le coeur, mon fils. »

L'affaire réglée au bénéfice de Teddy, nous prenons la route. Quelques plaques de neige recouvrent encore la chaussée mouillée. Dans l'Oregon, les routes sont toujours humides. J'appuie mon front contre la vitre et je regarde défiler le paysage, avec ses sapins verts  constellés de blanc et ses trainées de brouillard sous un ciel de plomb. La vitre ne tarde pas à être recouverte de buée. Je m'amuse à y tracer des signes avec mon doigt.

Après les nouvelles, nous passons sur la station de musique classique. Les premières notes de la Sonate pour violoncelle et piano n° 3 de Beethoven s'élèvent dans la voiture. C'est le morceau sur lequel j'étais censée travailler cet après-midi. J'y vois une sorte de coincidence cosmique. Je me concentre sur les notes en m'imaginant en train de jouer, ravie de cette occasion de m'exercer, heureuse d'être là, dans cette voiture bien chauffée, avec ma sonate et ma famille.

Je ferme les yeux.

On ne s'attendrait pas à ce que la radio continue à jouer, après. Pourtant, c'est le cas.

La voiture a été pulvérisée. L'impact d'une camionnette percutant le côté passager à près de cent kilomètres-heure a arraché les portières, projeté le siège à travers la vitre latérale côté conducteur, fait traverser la route au châssis et éventré le moteur. Les roues et les enjoliveur ont volé jusque sous les sapins. Le réservoir commence à prendre feu et des flammèches lèchent la route mouillée

Il y a eu une symphonie de grincements, un choeur d'éclatements, une aria d'explosions et, en guise de final, le claquement triste du métal se fichant dans le tronc des arbres. Et puis, par le calme retrouvé de cette matinée de février, l'auto-radio qui continue à jouer la Sonate pour violoncelle et piano no 3 de Beethoven.

Debout dans le fossé, je jette un coup d'oeil sur ma robe, mon cardigan et mes bottines noires, et je m'aperçois qu'ils sont intacts. Je remonte ensuite sur la chaussée pour examiner la voiture et je découvre une structure métallique dépourvue de sièges et de passagers. Mon frère et mes parents ont été éjectés comme moi. Je m'avance sur la route à leur recherche.

Je vois papa en premier. De loin, je distingue la bosse que fait la pipe dans sa poche, mais au fur et à mesure que j'approche, la chaussée devient glissante, parsemée de fragments grisâtres qui ressemblent à du chou-fleur. Je comprends tout de suite. Des fragments de cervelle de mon père jonchent l'asphalte. Pourtant, curieusement, sa pipe est toujours dans sa poche poitrine gauche et cela me fait penser à ces catastrophes naturelles qui peuvent détruire une maison et laisser le bâtiment voisin intact.

Je trouve ensuite maman. On ne voit pas de sang, mais ses lèvres sont déjà bleues et elle a le blanc des yeux rouge. Et c'est cette vision irréelle de ma mère semblable à un vampire dans un film de série B qui déclenche chez moi un début de panique.

Où est Teddy ? Il faut que je le retrouve ! Je tourne sur moi-même, soudain affolée, comme le jour où je l'ai perdu pendant quelques minutes au supermarché. J'étais persuadée qu'on l'avait enlevé. Il avait tout simplement filé au rayon confiserie.

Je regagne le fossé. Une main en dépasse. Je m'écrie : « J'arrive, Teddy ! Je vais te sortir de là ! » C'est alors que j'aperçois un bracelet d'argent avec des breloques représentant un violoncelle et une guitare. Le cadeau de Justin pour mes dix-sept ans. Je le portais ce matin. Je jette un coup d'oeil à mon poignet. Il y est toujours.

Je fais encore un pas. Maintenant, je sais que ce n'est pas Teddy qui est allongé là. C'est moi. Le sang qui coule de ma poitrine trempe mes vêtements et se répand sur la neige. L'une de mes jambes forme un angle bizarre et la peau et le muscle arrachés laissent deviner la blancheur de l'os. J'ai les yeux clos. Mes cheveux bruns sont mouillés et ensanglantés.

Je me détourne. Ce n'est pas possible. Nous roulions tranquillement. J'ai dû m'endormir dans la voiture. Je hurle : « Réveille-toi ! » L'air est glacé. Mon haleine devrait faire de la buée. Ce n'est pas le cas. Je baisse les yeux vers mon poignet, celui qui est intact, et je le pince brutalement.

Je ne sens rien.

Bien sûr, il m'est arrivé de faire des cauchemars. J'ai rêvé que je tombais, que je rompais avec Justin, que je donnais un récital de violoncelle en ne connaissant rien de la partition, mais j'ai toujours été capable de commander à mon corps et d'ouvrir les yeux. J'essaie de nouveau. En vain.

Je me concentre sur la sonate de Beethoven. Je mime le jeu du musicien avec mes mains comme je le fais souvent en entendant les morceaux que je travaille. Justin appelle ça le violoncelle aérien. Il me dit toujours que nous devrions faire un duo d'instruments aériens, la guitare pour lui, le violoncelle pour moi, ce serait moins contraignant qu'avec les vrais.

Je joue ainsi, jusqu'à ce que la dernière parcelle de vie déserte la voiture, et la musique avec.

Les sirènes retentissent peu de temps après.

Si je reste (w/ Justin Bieber)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant