— Posez votre cahier jaune sur votre table. Le rouge. Et le porte-vues. Non, pas ça Maureen, ça, c'est une pochette. Regardez, c'est ça, un porte-vues. Voilà. Mettez tout cela dans votre cartable. On le ferme. Et n'oubliez pas de rapporter les papiers signés demain. Bonne soirée les enfants, à demain !
J'accompagne les petites têtes blondes, brunes, rousses jusqu'à la porte, et fais un signe de la main aux sourires édentés : « À demain maîtreeeesse ! »
Ça y est. Une de faite. La meilleure et la pire à la fois, celle de la rentrée.
Après la cloche, chaque enseignant traîne un peu dans les couloirs. Satisfaits ou épuisés, nous échangeons nos premières impressions, prenons des nouvelles de nos anciens élèves, nous plaignons – ou pas des nouveaux.
Je discute avec quelques collègues quand Sandra, une des institutrices du CM1, se joint à nous et m'attrape par le bras.
— Milla... Comment t'as fait pour supporter Kevin toute une année ? Au bout de six heures, j'en peux déjà plus...
J'éclate de rire.
— Et encore, il a deux ans de plus maintenant... Le secret : chocolat, café et beaucoup de sommeil ! Sérieusement, ne t'en fais pas, ça va aller, il faut juste... hum... le cadrer ce petit.
— Mouais, va falloir que je m'arme de patience ! Comment ça s'est passé pour toi ?
— Super journée ! Ils sont un peu bavards, mais gentils et, à part deux ou trois qui me testent déjà, le reste des élèves, ça va, j'ai l'impression que...
Soudain, Sandra ne m'écoute plus. Elle lâche mon bras et rejette ses longs cheveux blonds en arrière. Elle vient d'apercevoir notre nouveau collègue.
— Et toi, Samuel, ta journée ? demande-t-elle en roulant des hanches vers lui.
Il sourit, un peu gêné, et recule d'un pas quasi imperceptible.
— Ça a été, répond-il sobrement.
— Léa n'a pas trop fait des siennes ?
— Non, ça va, elle se tient encore à carreau, j'imagine.
— Profite ! Ça ne va pas durer...
Il nous adresse, à nouveau, un sourire poli et se dirige vers la photocopieuse. Avec les autres enseignants, nous bavardons quelques instants encore puis chacun repart dans sa classe ou chez soi.
Il est à peine plus de dix-sept heures lorsque j'arrive chez moi, mais je suis fatiguée par ma journée. Je me laisse tomber sur le canapé en soupirant et allume la télévision. Je zappe quelques instants, puis, après un autre soupir, je me redresse et éteins la télé. Il faut être raisonnable. Je préfère mettre un peu de musique et ouvrir mon sac pour en sortir tout un tas de papiers. Le métier d'enseignant est un vrai sacerdoce, quand on essaye de bien le faire. Cela ne permet pas de couper. Quand je rentre le soir, l'école vient toujours avec moi à la maison.
Je trie les attestations d'assurances, photos, fiches de renseignements et d'urgence, puis allume mon ordinateur pour finaliser la journée de demain. Je corrige ensuite les productions des élèves de la journée, avant de préparer le repas. Fred, mon mari, ne rentrera pas avant vingt heures.
Fred est visiteur médical. Cela signifie que, toute l'année, il essaye de vendre des médicaments à des médecins, en faisant la queue avec les patients. Il est donc malade six mois par an, mais pour se consoler, il part régulièrement en séminaires à Nice, à Serre Chevalier ou à l'île Maurice. Comme il est doué et qu'il s'est bien débrouillé, il a rapidement gravi les échelons et a été nommé, il y a peu, directeur régional, ce qui signifie qu'il est beaucoup sur la route, souvent en déplacement, ce qui me convient bien. C'est notre équilibre. Seule, j'en profite pour travailler, sortir avec mes copines, vivre ma vie. Quand on aura des enfants, ce sera différent, je pense. Mais pour le moment, la question ne se pose pas. Pas du tout.
En l'attendant, je décide de prendre une douche pour me détendre. Je termine quand la porte de la salle de bain s'ouvre sur un Fred souriant qui me tend ma serviette.
— Alors, ma chérie, ta journée ?
— Tu es bien sûr que tu veux que je te raconte ?
Il esquisse un sourire compréhensif : il sait que je m'apprête à le noyer sous une déferlante d'informations dont il se moque royalement, mais qu'il accepte volontiers, car il comprend combien j'ai besoin de partager mes journées. Alors, je raconte et il écoute en hochant la tête. Il a le bon goût de prendre un air consterné quand je lui annonce que les parents de Jason ont vendu la machine à laver pour acheter une seconde télé. Il est content pour moi quand je raconte que Lilou, la terreur du CP l'an dernier n'a pas fait encore de colère. Il rit puis m'embrasse pour me consoler parce que Zachary a fait pipi deux fois dans sa culotte aujourd'hui tant il était stressé d'arriver dans une nouvelle école.
Nous passons à table, discutant de tout et de rien. Puis, comme si ça ne me touchait pas, comme si je n'avais pas pleuré à midi dans les toilettes de l'école, je lui annonce l'air de rien, entre le yaourt et le raisin :
— Au fait, ce n'est pas pour ce mois-ci encore.
— Ah... d'accord. Mince. Rien à voir, mais tu te souviens que samedi on dîne avec Paul et Karen ?
Il est déjà passé à autre chose et j'essaye de ne pas lui en vouloir.
***
Après le dîner, nous débarrassons avant de nous vautrer sur le canapé, à la recherche d'un programme intéressant. Nous finissons comme souvent devant une série quelconque et je vais me coucher assez tôt, sans l'attendre. Je lis encore quand il me rejoint. Son souffle dans mon cou, sa main sur ma cuisse me laissent penser qu'il a envie de plus, mais je suis épuisée par ma journée, et déçue aussi de sa réaction au dîner. Ça m'agace qu'il ne prenne pas les choses aussi mal que moi. Je voudrais qu'il se fâche, crie, pleure peut-être, ou qu'il jette une assiette de colère en hurlant : « j'en peux plus, faut qu'on avance, on va faire quelque chose. ». Moi, je voudrais qu'on avance. Je voudrais qu'on partage cette tristesse.
Devant mon peu d'enthousiasme, Fred n'insiste pas. Il chuchote un « Bonne nuit, ma chérie » puis se retourne et j'entends vite sa respiration ralentir. J'essuie une larme avant d'éteindre ma lampe de chevet. Il ne peut pas toujours être à la hauteur.
***
Le lendemain, en rentrant de l'école en fin de journée, je trouve un éclair au café et un bouquet de tulipes, avec une petite carte.
« Pour te remontrer le moral, parce que je ne sais pas toujours trouver les mots.
Je t'aime et on y arrivera. »
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J'envoie valser
RomanceMilla a tout pour être heureuse, entre son travail qu'elle adore et Fred, son mari. Mais son souhait le plus cher n'est pas comblé : ils n'arrivent pas à avoir d'enfant. Quand un nouveau collègue du nom de Samuel débarque dans l'école où elle travai...
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