PROLOGUE

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J'ai dix ans.

J'habite chez mes parents, c'est fréquent à mon âge.

J'écris parce que c'est l'hiver et que je n'aime pas les quatre saisons pas seulement celle où la Sibérie a élu domicile chez nous.

C'est vrai, c'est Vladivostok, en ce moment dans le jardin. Même les mouettes sont en heure creuse. Les bouleaux, qui sont censés se réjouir, vu que c'est leur heure de gloire, font grise mine suite à un traitement raté. Les sapins, j'en parlerai même pas...Ils sont en stage pas rémunéré.

Raymonde n'est pas en reste. Raymonde, c'est la taupe du jardin, on l'a appelé ainsi avec mon petit frère parce que c'est le prénom de la voisine, et que ses yeux ont déclaré forfait il y a quelques mois. Elle refuse d'ouvrir les yeux sur le monde et à certaines heures, je lui donnerai presque raison.

La neige, quant à elle, a préféré se faire la malle et élire domicile dans les Alpes. C'est vrai quoi ! Elle aurait pu rester, on, aurait fait des bonnes femmes de neige. Les bonhommes de neige me fatiguent....

En plus, je suis dans ma période « fille un jour, fille, toujours ».

Je suis en période de développement pré-pubère a dit le médecin scolaire et ceci expliquerait mes sautes d'humeur. Ca me convient, j'ai une excuse toute trouvée.

Je dis ça, parce qu'en ce moment, tout ce qui se rapproche de près ou de loin à une pilosité en voie de développement et à une voix qui oscille entre le jeune chaton effaré et le militaire de carrière, ça m'énerve !

C'est pas comme avec mon petit frère.

Je m'entends bien avec lui. Mon petit frère me fait rire et parfois même sourire.

Il a les yeux couleur tropique et une tignasse été à Palavas Les Flots. C'est fort sympathique, Palavas, quoiqu'un peu populo.

Je dis ça, j'y suis jamais allée, j'ai vu un reportage à la télévision. Urbanisée, qu'ils ont dit dans le reportage comme si les Lego Shima s'étaient chargés du plan d'urbanisme.

J'ai deux parents, un père et une mère ; c'est très commun. Ils ne sont même pas divorcés.

Mariés devant le Jésus depuis dix ans, un chien, Marin, un chat , Moustique et deux enfants, un mètre dix, un mètre trente, au garrot respectivement.

Maman a gardé les yeux rêveurs de l'enfance. Pour le reste, on ne peut pas trop lui donner un âge vu qu'elle est cyclothymique (c'est le médecin qui l'a dit), et que dans la même journée, tel Jules Verne, elle nous fait des sauts spatio temporels intersidéraux.

Papa quant à lui se promène dans la vie, comme d'autres au parc. Il aime le jardinage, cultive son potager.

On a une maison qui sent bon le loyer modéré et les charges allégées. Le chauffage l'est aussi, très certainement par souci sanitaire.

La température excessive entraîne des dysfonctionnements vasculaires, c'est bien connu. Une chose est certaine, ce genre de problème ne risque pas de nous arriver. Chez nous, les Inuit ont élu leur campement pour l'éternité.

Par ailleurs notre alimentation composée pour sa majeure partie de lipides divers et variés conviendrait tout à fait à une tribu du Grand Nord. Dans notre belle cuisine toute aménagée, mijotent frites, pommes de terre sautées et galettes au saindoux.

Je vais souvent me balader sur la jetée, pas loin de notre maison. J'aperçois la centrale juste derrière. J'aime quand les paquets d'écume s'écrasent sur la jetée et qu'on joue à Stop vagues avec mon petit frère. Mais la mer, c'est aussi aller la voir quand on a des bleus dans le cœur et que le thermomètre interne indique -20°C....Sans doute, parce que ça me plaît d'y croire, je jette tous mes maux à la marée montante en fermant les yeux et quand je les ouvre de nouveau, il n'y a plus rien, sauf la mer et mes santiag de plage trempées. Mes démons sont partis avec la première vague. Quel bonheur ! Un crâne de rechange et 100 grammes de sérénité ! C'est l'éclaircie le temps d'une marée !

Alors je respire à fond l'air qui exsude le goémon, avant de s'engouffrer dans mes branches malades.

Bien sûr, quand je rentre à la maison, il y a toujours une personne majeure, citoyenne et vaccinée, pour me dire, que non de non, on n'a jamais vu ça ! Quelle idée d'avoir les pieds mouillés, que je vais attraper mal sur les bronches et qu'au prochain Noël, j'aurai comme cadeau des poumons d'acier. L'idée me séduirait presque....

Enfin, c'est surtout à Mémé que ça déplaît cette histoire de bains de pieds. Mémé et Pépé habitent avec nous, on ne sait plus très bien pourquoi, ça doit être une tradition.

Pépé légume a fait la guerre, c'est de son âge. Il garde ses souvenirs comme des légions d'horreur qu'il ne recevra jamais. Il a également des mots qui fleurent bon l'inhumanité. Les soirs où ses souvenirs l'entraînent vers les tréfonds qu'il a connus, ses yeux trahissent la peur, comme les meubles, l'encaustique.

Sous la carcasse pointe l'angoisse, et ses doigts tremblants sont autant de récompenses qu'il n'aura jamais. Il n'a pas eu de pension, Pépé.

Indéniablement, quelques subsides étatiques lui auraient permis de mieux supporter son oreille, laissée sur un champ des Ardennes, les soirs où ses joyeux copains l'appellent Van Gogh. Je ne sais pas ce qu'il en penserait le Vincent des tournesols. Pépé, lui, il ne répond pas, peut-être qu'il entend plus.

Mémé, quant à elle, s'adonne aux joies du crochet, comme une Pénélope de banlieue, sauf que son Ulysse à elle, il est rentré depuis longtemps, elle ne s'en est peut-être pas rendu compte.

Ses cheveux qu'elle a choisi de garder courts, après la coupe gratuite à laquelle elle a eu droit sur la place du village un beau soir de printemps y sont probablement pour quelque chose. Sous la toison que ne renierait pas un GI, on devine un crâne qui a souffert et une femme qui en a vu des vertes et des pas mures.

Ca n'énerve même plus Pépé, cette Jeanne d'Arc made in Normandie. Comme si, le temps faisant son office, il avait fini par nous aimer, ma mère, tout d'abord et puis mon petit frère et moi, les rejetons aux yeux couleur made in Germany.

A chaque commémoration, Pépé enferme Mémé dans sa chambre et il n'a pas voulu qu'on fasse partie du jumelage franco-allemand à l'école mais on peut manger des saucisses de Francfort. C'est déjà ça.

Finalement, on est plutôt libre dans la famille.

Peut-être même que parfois, j'aimerai avoir plus d'interdits, je saurai que je suis là pour quelqu'un.

Je pense que la vie aurait pu défiler comme ça pour plusieurs générations, chacun vaquant à ses occupations, j'aurai bien fini par alpaguer un mari qui aime l'exotisme et les frites congelées. Il aurait chevauché un beau destrier blanc, qu'on aurait appelé Furio. J'aurai été enceinte, ou quand le privé s'exhibe dehors et je me serai posée des questions existentielles, pour ou contre les tétines en silicone. Mon petit frère aurait trouvé un moyen de vivre de grandes aventures, dans un parc naturel. Les parents auraient continué leur vie de géniteurs comme d'autres s'adonnent au loto, au petit bonheur la chance.

Un chasseur et un communiste seraient rentrés dans la famille, pas forcément nos conjoints respectifs, mais un beau-frère aurait fait l'affaire, ça nous aurait fait des repas dominicaux bien animés. C'est pas qu'ils se seraient forcément engueulés mais entendre le récit du départ à 5 heures du matin, alors que la brume envahit encore les arbres, le fusil à l'épaule, très certainement contré par la rage guerrière, le souci humain et animal, moucheté par le Prestige et la couche d'ozone, ça donne envie.

Mais le grand Ordonnancier en avait décidé autrement.

Et voici Pépé Légume qui fait des siennes, histoire de montrer qu'il est encore là.


Les fées n'existent pasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant