Train de nuit

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Le train file à toute allure vers le soleil couchant. Le ciel empourpré des dernières couleurs du jour laisse le crépuscule s'installer. Bien que bondé,  un compartiment du train reste libre. Comme si les autres voyageurs avaient voulaient échapper aux angoisses de l'homme assis dans cette cabine. Sa tête supportée par sa main aux ongles rongés, montrait qu'il était en train de faire face à ses démons. Cet homme rentrait d'un voyage d'affaire en Angleterre, il avait laissé en France sa femme, enceinte de jumeaux. D'après les médecins, ils auront deux garçons. Peu lui importait leurs sexes, le seul fait de devenir père le comblait de joie. Le bonheur et l'excitation parvenaient à le tenir éveillé. Malgré les trois jours d'éveil constant qu'il avait déjà subi, il lui était impossible de dormir tant qu'il n'aurait pas retrouver sa bien-aimée et qu'il ne se serait pas assurée qu'elle allait bien. Dans la cabine régnait une ambiance de mort. Il était seul avec ses valises et ses pensées. Voici donc les tourments de cet homme à l'instant.
Le chauffeur du train avait lui aussi un réel besoin de repos, son métier ne lui permettait pas un tel luxe, il lui autorisait seulement le droit d'y rêver. Triste ironie du sort. Heureusement qu'il peut compter sur son fidèle thermos. On lui attribue un rôle capitale en empêchant l'homme de sombrer et de faire sombrer tous les passagers avec lui.
En dépit de ses interdits, manger lui était accordé. Une faim de loup faisait hurler son estomac, une vache entière aurait su le faire taire, la seule qu'il pouvait se procurer gisait, séchée puis assaisonnée, entre deux couches de mayonnaise, maintenues en place par deux lamelles de tomate qui elles même étaient coincées par deux tranches de pain, rendues molles par la sauce. Il ouvrit la boite en plastique dans laquelle baignait, depuis le matin, sa maigre pitance. Une odeur de viande industrielle émanait de cet enclos de plastique. Il mordit avec hargne dans le sandwich et ressentis un frisson de soulagement envahir son être quand la chair séchée, enrobée de sauce toucha sa langue. Une fois terminé son dîner, il lécha les quelques dernières empruntes de saveur qu'avaient laissé le met sur ses doigts boudinés de cinquantenaire grisonnant. Pour prolonger le plaisir, une cigarette aurait été la bienvenue mais une fois encore sa fonction ne lui accordaient pas de telles fantaisies. Voici une des situations que vît cet homme chaque jour depuis 30 ans. Même uniforme, même sandwich, sa fatigue...
D'ordinaire le chauffeur prépare son paquetage dans sa cuisine la veille au soir pour le lendemain. De l'eau bout dans la cafetière pendant qu'il prépare ses sandwichs, après quoi il transfère le café brûlant dans son fidèle thermos. Une fois paré à survivre au lendemain, il s'assoie face à sa femme autour de la table du salon, où s'étale une partie de jeu qui ne demande qu'a être terminée. Leur mariage eu lieu 35 ans auparavant, ils étaient comblés. Elle dans sa robe blanche, resplendissante de grâce et de joie aux côtés de son récent mari en costume qui coiffé, rasé et gominé pour l'occasion partageait l'état d'ivresse de sa femme . À aucuns moments de leur vie de couple ils n'ont regretté leur union. Une fille naquit de cette amour, à présent elle était mère à son tour. C'est à cause de cet événement que le chauffeur et sa femme sont rentrés à une heure déraisonnable. Ils ne se sont par conséquent pas assis autour de la table, et le chauffeur de train n'a pu préparer ses sandwichs que le lendemain matin. De plus il a malencontreusement oublié d'emporter avec lui son indispensable thermos, oublie qui lui coûtera cher. Cette naissance fit néanmoins monter la joie du grand-père à son apogée, l'enfant fut bien fêté, chances et prospérité lui seront accordées.
Le lendemain soir dans le train, la fatigue pointait, bientôt les paupières ridées de l'homme se fermeraient à tout jamais, ainsi que des centaines d'autres. Le temps ralentit, le train se renverse, entraînant les passagers dans son geste inattendu. Surprise et panique se lisent sur les visages des gens ordinaires. Le temps reprends son cours normal, la chenille de ferraille tombe dans le ravin qu'elle longeait et glisse de toute sa longueur sur les graviers épais, en produisant un bruit infernalement aigu, se mêlant harmonieusement aux cris des humains agonisants.
Le jour suivant, en une, le canard local publiera ces mots: "Déraillement d'un train, aucuns survivants". Ce train contenait des centaines d'histoires et de secrets, qu'il emporta avec lui non pas jusqu'au terminus mais jusque dans la mort. Lui n'y fera qu'une escale grâce à ses mécaniciens et autres spécialistes qui le ressusciteront une fois rapporté en pièces détachées. Il pourra alors continuer son chemin tandis que les corps incomplets, eux devront se faire reconnaître par des familles en pleurs.
Le futur père ne saura peut être jamais que sa femme, se rongeant les sangs durant son absence, ne donna naissance qu'à un seul des deux enfants, le deuxième ayant rejoint son père quelques heures avant l'accouchement.

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