Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s'empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne
Les Colchiques, Alcools, 1913, Apollinaire.
La bibliothèque universitaire était fermée pendant les fêtes de Noël. Conseillée par Lysandre et Jordane de ne pas reprendre contact avec Victor, Julia avait passé le plus clair de son temps avec elles ou avec son petit frère dans le parc au bas de l'immeuble, Noa n'ayant pas cherché à la contacter. Alors que la canicule avait frappé pendant l'été, il avait neigé pour la première fois depuis des années sur K... La ZUP était presque belle sous le manteau blanc, à quelques jours des fêtes. Les HLM, les pins, le supermarché, le skatepark, le cimetière... Tous uniformisés sous la même couche humide, jolie au matin, très vite noircie par la journée. Julia était assise sur le balcon, une cigarette à la bouche, les jambes au travers des rambardes, au dessus du vide. Elle regardait les flocons tourbillonner, s'acheminer doucement et inévitablement vers le sol, comme des milliers de métastases dans le sang. Le temps est comme la maladie, il est indifférente aux êtres. Il ne se pense pas, puisqu'il est. Peu importe les sentiments, les envies, il ne choisit pas, il est. Il s'abat sur tous, sans distinction. C'est ce qui le rend profondément injuste. Pourquoi cet homme, et pas un autre ? Aucun coupable à blâmer. C'est la vie, après tout. Un homme mourra de froid ce soir, tandis qu'une île à l'autre bout du monde tremblera d'horreur. Ce sera triste. Et puis ? On ne les connaît pas. Notre tour n'est pas venu, alors on dormira bien. On dormira bien, si toutefois d'autres idées noires ne nous dévorent pas l'esprit. Ce ne sera pas l'homme qui meurt de froid ou l'île qui pleure ses morts, mais ce sera si fort, là, profondément enfoui dans la poitrine. A-t-on le droit de souffrir, de pleurer, quand on ne meurt pas de froid, ou que l'on n'est pas sur une île qui tremble ? Tandis qu'un flocon fondait sur sa lèvre rose, Julia sortit son portable de sa poche, et rédigea la question dans ses notes, à la suite des autres, comme elle le faisait chaque fois que son père n'était pas là pour y répondre directement, et qu'elle attendrait de le retrouver le soir pour la lui poser.
...Pourquoi les oiseaux chantent-ils plus fort le matin ? Ne pas faire de fautes est-il une preuve d'intelligence ? Pourquoi prépare-t-on sa réponse au lieu d'écouter l'autre parler ? À quoi reconnaît-on une personne de valeur ? A-t-on le droit de souffrir, de pleurer, quand on ne meurt pas de froid, ou que l'on n'est pas sur une île qui tremble ?
Tant de questions qui resteraient désormais sans réponse.
***
Le jour de la rentrée, Noa arriva en retard en cours. Il déposa un mot de la Vie scolaire sur le bureau de la professeur d'S.V.T, et il s'assit à sa place sans adresser un regard à Julia. Une chance pour lui qu'ils n'étaient pas assis l'un à côté de l'autre dans ce cours. Julia observa le regard sombre du garçon, fermement tourné vers le tableau toute l'heure, et elle le maudit intérieurement comme elle l'avait fait tout au long des vacances. Bientôt, il ne pourrait plus s'en tirer avec un silence. Quand la sonnerie retentit dans les couloirs, il fut le premier à saisir son sac et à sortir de la salle. Il demeurait introuvable dans l'enceinte du lycée, et ce n'est qu'avant le cours de français, alors que tous les élèves s'attroupaient dans les couloirs après la pause de dix heures, que Julia l'aperçut enfin.
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Parle-moi du bonheur (professeur-élève) - TERMINÉE
General FictionLa vie est un puzzle complexe. Pièce par pièce, la pétillante et déterminée Julia, du haut de ses quinze ans, continuait d'assembler le sien d'une main sereine et insouciante. Elle ne s'était absolument pas préparée à perdre l'une d'entre-elles auss...