Chapitre 16 : Deux oiseaux noirs au bord du nid - Deuxième partie

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Moi, ce fut le temps d'un battement de paupières. Dites moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né, et je sus que personne avant elle, ni Adrienne, ni Aude, ni Isolde, ni les autres de ma splendeur et jeunesse, toutes d'elle annonciatrices et servantes.

Belle du Seigneur, Albert Cohen.

Julia reprit peu à peu ses habitudes à la bibliothèque aux côtés de son enseignant, quand bien même elle fut exclue du lycée pendant quinze jours. Elle avait totalement occulté l'incident des poèmes, et elle ne remarqua pas que M. Callini était à présent plus attentif à ses réactions ; plus enclin également à détendre l'atmosphère. Inconsciemment poussée par cette ambiance apaisée, Julia se surprenait désormais à faire quelques confidences à Callini, qu'il recueillait silencieusement, comme l'après-midi où elle lisait l'extrait d'Éternelle énigme de Jean Reibrach, un livre et un auteur dont elle n'avait jamais entendu parler, et qu'il avait choisi pour qu'elle justifie chaque élément de grammaire dans le texte : pourquoi tel accord, pourquoi telle orthographe, elle devait tout passer au peigne fin. Mais au lieu de ça, l'extrait l'avait plongée dans une profonde réflexion.

« ...Il vit que ce sourire rayonnait la candeur des vierges : et elle n'était ni vierge ni candide ; qu'il rayonnait l'amour, le dévouement, la bonté : et elle n'était dévouée à personne sinon à soi-même, elle était mauvaise plutôt que bonne... »

- Quand j'étais enfant, à l'école primaire, s'était-elle mise à dire, on m'appelait « petit soleil ». C'était mon nom, vous savez, mon nom indien, on en avait tous un dans la classe. Les autres me l'avaient donné parce que je souriais constamment, parce que je « rayonnais », c'est ce qu'ils disaient. Je l'aimais bien, ce nom, « petit soleil ». Il me donnait tout de suite un sentiment de grandeur. Certains amis qui m'ont suivie au collège continuaient de m'appeler comme ça. Mais, rien ne sonnait plus faux que ce nom. Il était sacrément noir, le soleil, comme quand on le regarde en clignant des yeux, ou comme quand on le regarde trop longtemps, et que ça finit par assombrir tout ce qui nous entoure. Je me demande parfois... Comment est-ce que tout le monde a pu si longtemps être aveuglé par qui j'étais vraiment ? Le soleil qui devenait noir, les fleurs bleues qui germaient dans les poumons et commençaient à circuler dans le sang... La mélancolie, ça empoisonne. Mais c'est une drogue comme une autre, on finit par y prendre goût. Ça a bon goût, la mélancolie.

Elle avait jeté un bref coup d'œil à son professeur. Ce dernier avait quitté sa traduction un instant plus tôt pour la regarder sans bruit, dans un silence religieux qui pesait chacun de ses mots. Elle avait esquissé un sourire incertain et pensif en retournant à son exercice, et il était resté longtemps l'observer ainsi, en gardant ses pensées pour lui.

***

Lorsqu'elle retourna enfin en classe, leurs rapports n'avaient absolument pas changés. Julia se faisait discrète, et Callini respectait cette discrétion en ne la sollicitant pas de trop. Il aurait fallu être extrêmement observateur, pour percevoir le regard appuyé qu'il lui adressait parfois lors de ses vagues incartades grammaticales, et qui semblaient lui dire avec familiarité « Tu as bien noté ça ? Retiens-le bien, je t'interrogerai ce soir ».

Julia avait affronté le premier devoir de français du deuxième trimestre avec une extrême détermination, et Catherine Delaunay avait été aux premières loges pour constater un changement radical dans le comportement de sa fille.

- Dis-moi, tu passes beaucoup de temps à la bibliothèque en ce moment, avait-elle dit en observant ses deux enfants s'adonner à une partie de Lynx sur la moquette, au beau milieu du salon. Ne l'entends pas comme un reproche, au contraire, je trouve ça très bien. Tu ne parles plus de ton ami, Noa, tu ne le vois plus ? Tu sais, les choses arrivent toujours pour une bonne raison. Tu y vois quelqu'un, à la bibliothèque, peut-être ? Un garçon, ou une fille ?

Parle-moi du bonheur (professeur-élève) - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant