Chapitre 10 : Voyage au bout de la nuit - Première partie

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PARTIE 1


L'alcool a été fait pour supporter le vide de l'univers, le balancement des planètes, leur rotation imperturbable dans l'espace, leur silencieuse indifférence à l'endroit de votre douleur.

- La vie matérielle, Marguerite Duras.


Le lundi de la rentrée, Julia se réveilla avec une gueule de bois monumentale. Le poids de la honte écrasait son estomac comme un pilon broie les herbes d'un mortier. Cette honte, incurable, irrépressible, elle abhorrait la voir rejaillir en elle après tant d'absence. Pourquoi ce sentiment lui était-il soudain réapparu ? Elle pensait ne plus jamais avoir à en distinguer les nuances, mais elle se trompait. Dans ses correspondance avec sa sœur Pauline, Stendhal disait : comme homme, j'ai la ressource d'avoir des maîtresses. Plus j'en ai et plus le scandale est grand, plus j'acquiers de réputation et de brillant dans le monde. Pourquoi n'en était-il pas de même pour elle ? Pourquoi, même au XXIème siècle, siècle de la femme, la seule réputation qu'elle semblait s'être attirée vendredi était celle de traînée ? Elle avait certes volé cet homme ; cet acte, quand bien même exécuté sous pression, n'était pas pardonnable, et elle comptait bien payer sa dette auprès de son professeur, mais ce qu'elle avait fait avec ce même inconnu après, cela la concernait seule - c'était un choix de femme, bon comme mauvais - et elle en était convaincue, personne n'était en droit de la juger sur ce simple fait. Cette pensée, bien que cohérente et mûrement réfléchie, ne repoussa qu'un court instant la honte qui gagnait du chemin et qui irradiait son abdomen. Dans ces circonstances, le dimanche soir, seule à ressasser dans son lit, la liqueur de sa fiole apparut à Julia aussi sublimée qu'elle l'était à Marguerite Duras. Elle s'endormit près de son manuel d'Histoire, l'esprit brumeux et incohérent, alors qu'elle s'était soudainement mis en tête de retenir quelques notions pour le devoir du lendemain.

À quelques mètres du lycée, elle s'arrêta sur le trottoir. La chaîne de son vélo faisait encore des siennes. Julia maugréait seule, se penchant pour la remettre en place, quand une voix familière l'interpella :

- Hey, Delaunay !

Noa arrivait dans sa direction, la démarche désinvolte, sa veste en jeans fétiche sur les épaules, son casque de moto dans la main et d'inhabituelles lunettes de soleil sur les yeux. Julia lui adressa un demi-sourire puis elle continua de s'affairer autour du vélo. Arrivé à sa hauteur, Noa posa une main affectueuse sur son épaule.

- Laisse-moi faire, tu vas te salir.

Les doigts déjà recouverts de suie, Julia se redressa.

- C'est déjà fait, soupira-t-elle.

Le jeune homme sourit avec bonhomie et ne tarda pas à remettre la chaîne du vélo en place. Il s'essuya les mains l'une contre l'autre avant de se relever. Julia avait gardé la tête baissée sous la fine capuche de son sweat, le regard enfoui dans le sol. Ses cheveux bruns encadraient son visage pâle.

- Regarde-moi.

Les yeux fatigués de la jeune fille remontèrent vers Noa.

- Allez, Delaunay, relève la tête, insista-t-il, l'air suspicieux.

Julia s'exécuta après une seconde d'hésitation, la mine renfrognée. Noa s'approcha un peu plus d'elle. Il se permit de dégager ses cheveux de l'une de ses joues, laissant à sa vue la pommette violacée de la jeune fille.

- Woah, souffla-t-il en jetant un œil aux nombreuses éraflures de la joue qui avait percuté le sol.

- Comment t'as fait ça ?

Parle-moi du bonheur (professeur-élève) - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant