MYSTIQUES : Tome 2

Prologue

La porte s'ouvrit à la volée et Mme Dupont fit irruption dans la pièce. Son tailleur noir épousait sa silhouette fuselée et ses cheveux blancs coupés court brillaient doucement dans la pénombre. L'angle de la lumière accentuait ses monstrueux traits de chat. On aurait dit une lionne. Elle traversa la pièce, s'arrêta devant la baie vitrée et posa les yeux sur la rivière qui coulait en contrebas. Elle passa amoureusement ses doigts effilés sur les épais rideaux bordeaux et sourit, de ses lèvres rouges gonflées.
« La fille change tout. » Sa voix vibrait d'enthousiasme.
« Avec elle, nous pouvons enfin commencer le Grand Raccordement. J'ai attendu toute ma vie cette chance de pouvoir rassembler les deux mondes, une bonne fois pour toutes. Et maintenant, plus besoin d'attendre. »
Nazar était confortablement installé dans un majestueux fauteuil en cuir, devant une grande cheminée de pierre. Son unique œil blanc luisait dans le noir comme une grosse perle ronde. Il regardait Mme Dupont, tout en tambourinant du bout des doigts sur un petit verre en cristal rempli à ras bord d'un liquide doré.
« Et vous êtes sûre que c'est elle ? » lui demanda-t-il sans grande conviction, tout en hochant la tête.
Mme Dupont resta un moment silencieuse, le regard perdu derrière la fenêtre.
« Bien sûr, j'en suis sûre. Son septième sens est plus fort, plus puissant. C'est la dernière de son espèce... la dernière de sa lignée. C'est elle que j'ai cherchée toute ma vie. Alors vois-tu, Nazar, j'en suis bien sûre. »
Nazar regardait le feu. Les flammes se reflétaient dans son œil.
« Et Elizabeth ? Elle vient aussi de cette lignée. Nous lui avons fait passer des tests, vous vous en souvenez ? Je suis sûr qu'elle se souvient de ce qu'on lui a fait subir pour obtenir ces résultats. Nous pourrions utiliser la fille comme contrepartie ! Elizabeth sortira de sa cachette quand elle saura que nous avons enlevé sa fille − j'en suis persuadé, je la connais. Nous avons grandi ensemble. Je connais sa façon de penser. Elle surveille sûrement sa fille depuis le début. Elle viendra nous trouver dès que nous aurons posé la main sur elle, faites-moi confiance. »
« Ce ne sera pas nécessaire », répondit Mme Dupont, toujours tournée face à la fenêtre.
Nazar fronça les sourcils. « Nous traquons Elizabeth sans relâche depuis qu'elle s'est échappée de Troll City. Faudrait-il maintenant passer à autre chose et l'oublier ? Elle a été repérée à Tudar Village. J'ai déjà envoyé une équipe pour la capturer. Dois-je leur dire d'abandonner ? »
Mme Dupont se détourna de la fenêtre, la mine si pincée qu'elle ressemblait plus à une bête qu'à une femme. « Non. Qu'ils la prennent vivante. J'ai d'autres projets pour Elizabeth maintenant que nous connaissons l'existence de sa fille. Elle vient d'être remplacée par quelque chose de bien plus intéressant. »
Ses yeux s'agrandirent sous l'effet de l'excitation. « Je sais où se trouve sa précieuse fille − elle est dans une ruche d'Amérique du Nord, où elle se mêle aux agents. Mais pas pour longtemps ; je me suis déjà chargée de la faire enlever. Elle sera bientôt parmi nous. »
Elle traversa la pièce et se dirigea vers une petite table en acajou. Plusieurs carafes étaient alignées sur un plateau d'argent. Elle prit l'une des carafes, versa un liquide clair et doré dans un verre, le vida dans sa bouche et l'avala d'un trait.
« Ces farfadets sentimentaux nous ont rendu un fier service en relâchant Elizabeth il y a des années. »
Elle posa le verre et s'en versa un autre. « Je crois que cela devait arriver. Leur stupidité a finalement joué en notre faveur. »
« Et de quelle faveur s'agit-il ? » Nazar s'enfonça dans son fauteuil, tout en faisant tourner le contenu de son verre d'une rotation du poignet.
Mme Dupont porta son verre à ses lèvres et dit : « La fille. Les farfadets croyaient faire une faveur à Elizabeth en la laissant partir, mais au bout du compte, c'est à nous qu'ils l'ont faite. Ils nous ont donné Zoey, quelque chose de plus grand et de plus puissant encore. Nous devrions les remercier, vraiment. »
Nazar regarda sa maîtresse avaler le reste de son verre. « Peut-être devrions-nous leur envoyer un mot de remerciement, dit-il en souriant. »
« Peut-être. » Les yeux de chat de Mme Dupont flamboyaient d'impatience.
« Les sens de la fille sont plus puissants que ceux d'Elizabeth l'ont jamais été. Elle le savait, bien évidemment, et c'est pour cela qu'elle a cherché à nous cacher sa fille pendant toutes ces années. »
Mme Dupont éclata d'un rire gras démentiel. « Je devrais remercier Elizabeth d'être tombée enceinte. Son enfant sera la clé du Grand Raccordement. Les Alphas l'attendent depuis des siècles. Les véritables Originels avaient tout prévu. »
Nazar se pencha en avant, en faisant tourner son verre entre ses doigts. Il hésitait à prendre la parole.
« Vous croyez qu'elle a les mêmes aptitudes que sa mère ? En êtes-vous bien certaine ? »
« Oui. Je le sais. » Le visage de Mme Dupont était tordu de façon grotesque. Elle essayait de sourire.
« ... Et je sais que ses dons sont bien plus puissants que ceux de sa mère. J'ai déjà eu un aperçu de ce qu'elle pouvait faire. Ses talents n'ont pas de limite. »
Nazar haussa un sourcil. « Je ne suis pas convaincu que Zoey soit la fille aux pouvoirs incommensurables que mentionne la prophétie. Les écritures sont vagues. Nous ne pouvons pas être sûrs que c'est à elle qu'elles font référence − »
« Je suis certaine que Zoey St John est la bonne. » Les yeux de Mme Dupont lançaient des éclairs menaçants.
Le visage de Nazar se ferma tandis qu'il finissait sa boisson. « Bien sûr, si vous le dites... »
Mme Dupont reposa précautionneusement son verre vide sur la table et se tourna face à Nazar.
« Nous devons concentrer toutes nos énergies pour nous assurer qu'elle atteigne son plein potentiel. Je ne peux pas me permettre d'échouer à nouveau. La fin de ce monde est entre nos mains, et Zoey est la clé de sa destruction. »
« ... Et si elle n'accepte pas de jouer son rôle dans ce grand événement ? » Nazar avait un léger sourire. Mme Dupont baissa les yeux. « Alors, qu'elle meure. »