Chapitre 3 - partie 1

8 2 1
                                    

Miroir-portation

Cette nuit-là, Zoey rêva qu'elle était attachée sur un lit, dans une chambre aux murs blancs. Elle avait un grand écriteau autour du cou, sur lequel était écrit Propriété de Nexus City, prière de ne pas donner à manger aux fous. Les murs miroitèrent et cinq hommes portant des masques chirurgicaux et des uniformes blancs en sortirent. Elle ne pouvait pas voir distinctement leurs visages, mais ils étaient difformes et terrifiants. Tout d'un coup, les hommes s'approchèrent d'elle. Ils enserrèrent son cou de leurs mains froides. Elle ne pouvait plus respirer. Sa gorge lui brûlait, elle cherchait l'air. Ils allaient la tuer.
« Ouvre les portails ! Ouvre-les tout de suite ! » fit l'un des hommes d'une voix agressive.
Zoey cligna des yeux pour repousser ses larmes. Elle tenta de parler, mais elle n'y arrivait pas.
« Fais-le, ou tu mourras ! »
Et juste au moment où elle sentait sa vie lui échapper, elle se réveilla en sursaut. Elle était en sueur et son cœur cognait dans ses oreilles comme si elle venait de courir un marathon. Elle avait un mal de crâne aussi lancinant que si quelqu'un à l'intérieur essayait de sortir à coups de pieds. Un frisson glacial lui parcourut l'échine alors que les images de son rêve s'attardaient dans son esprit, comme des souvenirs réels.
Elle essuya la sueur de son front et fit glisser ses jambes sur le bord de son lit. Elle s'étira et se dirigea vers la fenêtre. Le soleil brillait dans un ciel bleu azur et le sol était couvert d'un tapis de neige blanche, scintillante comme du cristal.
Ses cauchemars avaient commencé une semaine après l'attaque des Alphas au quartier général, à Londres. Les rêves ne variaient pas. Elle était attachée à un lit dans une chambre blanche et des chirurgiens fous s'acharnaient sur elle en lui hurlant d'ouvrir un portail quelque part. Et chaque matin, elle se réveillait toute transpirante.
Après son premier cauchemar, elle avait pensé le raconter à Tristan et à Simon, mais elle s'était ravisée. C'était sans doute insignifiant. Peut-être était-ce dû à la pression de se retrouver dans un nouvel environnement. De plus, elle ne voulait pas qu'ils pensent qu'elle devenait folle. La plupart des jeunes quittaient la ruche le vendredi soir et passaient le week-end chez leurs parents. Mais comme Zoey n'avait pas de famille, elle passait le week-end à l'Auberge des Pas Perdus avec Aria, qu'elle aidait au nettoyage des chambres et aux corvées de cuisine. Elle passait aussi du temps à discuter avec l'agent Barnes et l'agent Vargas, qui ne semblaient jamais rentrer chez eux. Elle aimait les écouter raconter leurs missions les plus dangereuses et elle ne se lassait pas de leur poser des questions. Elle était très heureuse de passer ses week-ends à explorer la ruche et les bois qui l'entouraient − et à pratiquer ses nouveaux talents.
Depuis que Mme Dupont avait insinué que Zoey, comme sa mère, avait des capacités hors du commun même pour une Septième, elle avait passé ses week-ends à s'entraîner à se miroir-porter dans sa chambre avec son MDF.
Après une douche rapide, Zoey se précipita à l'étage inférieur pour manger un morceau. Elle se glissa dans la salle de restaurant et se dirigea vers le long comptoir du fond. Elle tira une chaise et s'assit à son emplacement habituel en bout de table, près de la fenêtre. Elle venait de boire la moitié du verre de jus d'orange qui l'attendait lorsqu'Aria arriva d'un pas vif, balançant son mètre quatre-vingts, une assiette dans chacun de ses quatre bras.
« J'ai fait des pancakes à la myrtille pour toi ce matin », fit Aria en posant une assiette remplie à ras bord devant Zoey.
Zoey regarda la montagne de délicieux pancakes. « Tu as surestimé la taille de mon ventre ! Impossible que j'avale tout ça. »
Aria posa une bouteille de sirop d'érable sur la table. « Tu as toujours besoin de prendre du poids. Tu es bien trop maigre. Une fille en pleine croissance comme toi a besoin de manger davantage. » Ses yeux jaunes de chat étincelaient.
Zoey éclata de rire. « C'est bien noté, docteur. Mais je suis sûre que j'ai déjà pris presque cinq kilos depuis que je suis arrivée à la ruche. »
« Tu avais besoin de prendre cinq kilos », dit Aria.
« Ne va pas croire que j'ai oublié dans quel état tu étais quand l'agent Barnes t'a ramenée ici. Les Inactifs t'ont laissé mourir de faim. Ce n'est pas normal. Tous ces enfants en familles d'accueil entassés dans une même chambre avec tout juste assez à manger. Quel genre de gouvernement d'Inactifs tolère une telle situation ? »
« Ça va. » Zoey plongea sa fourchette dans la pile de pancakes. « Je mange. Tu vois ? »
Aria se renfrogna. Sa peau grise de requin se plissa sur son front.
« Prends ton temps, répondit-elle d'un ton de reproche. Ne crois pas que je ne te vois pas foncer directement dans ta chambre le samedi. Tu passes tous tes week-ends enfermée ici. Ce n'est pas sain. Tu dois sortir et jouer avec tes amis. »
Zoey s'étouffa en tentant d'avaler sa bouchée de pancakes. « J'ai des choses importantes à faire. »
« Quelles choses ? » demanda Aria.
Zoey haussa les épaules. « Des choses, c'est tout. Je dois rattraper des devoirs à la maison et des trucs d'apprentis. Tu ne veux pas que j'échoue, si ? »
Les yeux jaunes d'Aria s'agrandirent. Elle pinça les lèvres. « Tu as l'air coupable de quelque chose et je vais bien finir par découvrir ce que c'est. Attention, Zoey St John. Je te surveille. Ne va pas encore t'attirer des ennuis. »
Sur ces mots, Aria se dirigea d'une démarche chaloupée vers la table suivante où des agents attendaient d'être servis.
Après une lutte acharnée d'une quinzaine de minutes contre sa pile de pancakes, Zoey avait l'impression d'être une dinde farcie. Elle repoussa son assiette, s'adossa sur sa chaise et s'essuya la bouche.
« Zoey ! »
Zoey leva les yeux de la table. Tristan et Simon traversaient la salle à manger dans sa direction. Tristan contournait les tables d'un pas nonchalant. Il portait une veste de ski grise sur ses larges épaules, un t-shirt noir et un jean baggy. Il était grand pour son âge et bâti comme un joueur de rugby. Son sourire le rendait encore plus beau.
Simon était son contraire absolu. Il était grand et maigre, avait les cheveux blonds, des taches de rousseur et le genre de visage mutin qu'on ne pouvait jamais prendre au sérieux. Il avait enroulé plusieurs fois autour de son cou une écharpe bleue tricotée à la main, qui tombait sur une veste d'hiver vert sapin. Ils avaient tous les deux l'allure de n'importe quel jeune de quinze ans − difficile de croire qu'ils étaient pourtant des agents en devenir au service d'une agence top-secrète. Tous trois étaient devenus inséparables.
« Tu vas finir tout ça ? » demanda Simon. Ses grands yeux bleus étaient rivés sur les quatre pancakes encore intacts dans l'assiette de Zoey. Avant qu'elle ait eu le temps de lui répondre, il plia les pancakes en sandwich et se mit à les manger.
« Fais-toi plaisir, dit Zoey en riant. Je ne comprends pas où va toute la nourriture que tu engloutis. »
« Moi non plus », répondit Simon, la bouche pleine. Ses yeux s'agrandirent. « Bon sang, ils sont excellents. Je n'ai jamais mangé des pancakes aussi délicieux. Ils sont à quoi ? Tu crois qu'Aria en referait pour moi ? Je meurs de faim ! »
Tristan fit les gros yeux et éclata de rire. « Tu viens juste de prendre ton petit déjeuner chez toi, idiot. »
Simon avala le reste du pancake. « J'ai toujours faim. On ne peut pas me laisser mourir de faim. Je suis un garçon en pleine croissance. Mes os ont besoin d'être nourris. Je suis comme un chiot, il faut me donner à manger toutes les deux heures. Il ne faut jamais empêcher un chiot de manger, n'est-ce pas ? »
Il se mit à aboyer comme un chien, puis il tira la langue.
« Tu es totalement cinglé », Tristan se tourna vers Zoey.
« Salut, Zoey. »
Ses yeux sombres en amande se posèrent sur les siens, et elle sentit un étrange picotement au creux de son ventre. Elle détourna rapidement le regard, mais ses joues étaient déjà brûlantes. Parce que Tristan était en partie mystique, elle éprouvait toujours cette sensation de bourdonnement quand elle était près de lui, bien que de plus en plus diffuse. C'était comme si son septième sens commençait à s'accoutumer aux mystiques qui l'entouraient à la ruche.
Mais avec Tristan, il y avait autre chose. Depuis qu'elle avait commis l'erreur de lui demander s'il avait une copine, juste pour faire la conversation alors que la situation était pourtant déjà assez embarrassante, il la regardait d'un autre œil. Elle y décelait toujours cette petite étincelle, et il avait en permanence un sourire espiègle au coin des lèvres. Croyait-il qu'elle avait des sentiments pour lui ? Elle n'en était pas très sûre elle-même. Elle chassa cette pensée de son esprit. Elle n'avait pas le temps de penser aux garçons en ce moment.
« Alors, qu'est-ce que vous faites ici un samedi ? » demanda Zoey. Elle vit Aria regarder sa table, et elle se réjouit que Simon ait mangé le reste des pancakes.
Simon plongea les doigts dans le sirop d'érable. « Mes parents m'ont réveillé tôt ce matin. Ils avaient une grosse dispute. Naturellement, toute la « maison en a profité. Alors je me suis levé et je suis venu ici pour prendre mon petit déjeuner. »
« Pourquoi se disputaient-ils ? » demanda Zoey.
« Des affaires de l'agence, fit Simon en se léchant les doigts. Je ne sais pas quoi exactement, mais d'après la façon dont mon père regardait ma mère, ça avait l'air sérieux. Je n'ai pas pu me rendormir après son départ. Alors j'ai appelé Tristan − »
« Une bonne dizaine de fois », dit Tristan en lui lançant un regard sévère.
« Quoi, tu ne décrochais pas », répondit Simon d'un ton innocent.
« Parce que je dormais. »
Simon porta la bouteille de sirop d'érable à ses lèvres et se versa une lampée du liquide doré dans la bouche. Ses yeux s'agrandirent. « Ouah, c'est trop bon. J'ai pensé qu'on pourrait traîner ensemble aujourd'hui. Le nouveau Zombie pour la vie passe au Cinéma MegaPlex. Je suis d'humeur à voir des trucs morts. C'est bizarre, mais en fait les films de zombie me donnent faim. »
« Désolée, je ne peux pas. » Zoey repoussa sa chaise en arrière et se leva. La mine de Tristan lui noua l'estomac. « J'ai des trucs à faire aujourd'hui, lâcha-t-elle sans trop savoir que dire d'autre. Peut-être la prochaine fois, d'accord ? »
« Quels trucs ? insista Tristan. Chaque week-end, c'est la même chose. Tu es toujours trop occupée pour sortir avec nous. Tu as été occupée tout le mois dernier, trop occupée pour passer du temps avec tes meilleurs amis. »
Zoey sentit le rouge lui monter à nouveau aux joues. Mentir à des étrangers pour s'éviter les ennuis, c'était du gâteau, mais mentir aux gens qu'elle aimait c'était une autre paire de manches − c'était presque impossible. Elle détestait mentir à ses amis, mais elle n'avait pas le choix. Elle n'était pas encore prête à leur en parler. Une part d'elle-même avait peur qu'ils ne comprennent pas...
« Les gars ! Je vois double, fit Simon tout en clignant des yeux à plusieurs reprises. Je crois que j'ai ingéré trop de sucre. Il m'arrive un truc bizarre... les amis ? Oh mon Dieu ! Je crois que j'ai un diabète de type 2. » Un peu de salive suintait à la commissure de ses lèvres. « Qu'est-ce que mes parents vont dire ? »
Zoey prit le visage de Simon entre ses mains, le regarda droit dans les yeux et le secoua doucement.
« Tu n'as pas le diabète, idiot, dit-elle en souriant. Arrête de tout dramatiser. Ce que tu ressens, ça s'appelle de l'hyperglycémie, c'est ce qui arrive quand on prend beaucoup trop de sucre en même temps. Ça va passer. »
Il bavait toujours. Elle lâcha son visage et se tourna vers Tristan.
« J'ai juste besoin de passer quelques heures toute seule », dit-elle.
C'était comme si Tristan lisait dans son esprit, comme s'il savait qu'elle inventait une excuse.
Elle avait la bouche en coton lorsqu'elle continua : « ... Pour faire les trucs que je dois faire, alors on peut peut-être se voir plus tard ? »
Elle espérait que les explications qu'elle venait de donner suffiraient, mais Tristan la regardait toujours d'un air soupçonneux.
« Qu'est-ce que tu fais là-haut ? »
« Rien », s'empressa de répondre Zoey.
Tristan haussa les sourcils. « Pourtant, ce n'est pas rien, si ? »
Ses yeux sombres étaient rivés sur les siens. « Pourquoi tu ne nous le dis pas ? Tu ne nous fais pas confiance ? »
« Bien sûr que je vous fais confiance. » Zoey avait les yeux baissés, elle fixait la table. Elle n'aimait pas le ton vexé qu'avait la voix de Tristan. Puis elle songea à la seule chose qui pourrait les dissuader d'insister. « C'est des trucs de fille. Personnel. Je ne peux pas en parler aux garçons. »
« Ah ! » Simon enfonça ses doigts dans ses oreilles et secoua la tête. « Je n'entends rien. Je n'entends rien. » Puis il partit en courant dans toute l'auberge avec ses doigts dans les oreilles.
Tristan ne semblait pas convaincu. « Si tu le dis. À plus tard, alors. »

MYSTIQUES : Tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant