Chapitre 2

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Avis de tempête

La créature était solide. Les muscles saillaient sous son épais manteau de fourrure grise. Elle était de la taille d'un petit ours brun − un ours brun très en colère. Son visage était encore plus hideux vu de près, comme s'il hésitait encore entre l'apparence d'un singe et celle d'un loup. Zoey eut un haut-le-cœur tant son odeur infecte lui piquait les yeux et la gorge. Elle avait l'impression d'avoir avalé un seau entier d'oignons crus. De longues serres noires brillaient au bout de ses doigts crochus. Ses yeux rouges humides avaient l'air à la fois furieux, frustrés et affamés. Le mystique se ramassa sur lui-même, puis il chargea.
Zoey s'écarta d'un bond, et les dents du mystique éraflèrent sa veste.
Elle fondit sur la bête en courant, l'épaule en avant, mais la créature fit un pas de côté et elle manqua son coup. Puis elle sentit ses serres froides autour de son cou, et elle fut à nouveau projetée à terre. Elle se releva et monta une fois de plus à la charge. Cette fois, son poing atteignit la bête en pleine tête.
« Ah ! » Sa main était tout endolorie. C'était comme si elle venait de frapper un mur de brique. Elle lui donna un coup de pied furieux dans la poitrine, et la créature vacilla.
C'est alors que quelque chose d'inattendu se produisit.
Le mystique ouvrit ses grandes mâchoires et cracha une cascade de poussière qui se rassembla pour former deux tornades miniatures.
« Super, des bébés tornades, comme si j'avais besoin de ça. »
L'ouragan-outang sourit en voyant la surprise de Zoey. Elle fut aussitôt prise à la gorge par ses relents de toilettes publiques.
« Te tuer, agent, gronda l'ouragan-outang, d'une voix qui ressemblait au bruit d'un mixeur à puissance maximale. Manger ta chair. »
« Il parle notre langue ! s'exclama Zoey, abasourdie. Et si vous preniez de belles vacances, hein ? Ça n'a pas l'air sympa ? C'est gratuit, un petit cadeau pour vous. Qu'en dites-vous ? »
« Meurs, agent », gronda le mystique, une épaisse bave jaune aux allures de moutarde dégoulinant des commissures de sa bouche.
« C'est bien ce que je pensais. »
Zoey décrocha son boomerang, sans quitter des yeux l'ouragan-outang.
Le mystique ramassa ses mini-tornades. Elles flottèrent un instant au-dessus de ses paumes ouvertes, comme pour la narguer. Puis, dans un grognement qui en disait long sur ses intentions, il les lança droit devant. Les minuscules tornades fondirent sur elle comme un essaim de guêpes enragées.
Zoey lança son boomerang avec une torsion du poignet.
Il s'envola en tournoyant dans les airs, tel un faucon gracieux. La lumière se reflétait dessus, produisant de petits éclats étincelants. Elle retint son souffle lorsqu'il fendit les tornades, qui se dissipèrent comme la fumée d'un feu à l'agonie. Elle rattrapa avec agilité le boomerang qui revenait et elle savoura un instant sa victoire. Mais l'ouragan-outang ouvrit alors à nouveau la bouche et vomit deux autres petites tornades. Il lui fit un sourire plein de dents.
« Pourquoi c'est toujours sur moi que ça tombe ? » Zoey se prépara pour la deuxième attaque.
L'ennemi poussa un hurlement et projeta ses deux tornades, qui fusèrent comme des boulets de canon.
Zoey les désintégra à l'aide de son boomerang, mais avant même qu'il ait eu le temps de revenir, le mystique lui lança déjà une autre paire de tornades.
Elles l'atteignirent de plein fouet, avec une telle force qu'elle tomba à la renverse. Elle poussa un cri de douleur lorsqu'elles se mirent à dévorer ses vêtements et à enfoncer dans sa chair des dents aussi tranchantes que des rasoirs. Elle sentit le sang couler sur son épaule et elle vit une tache rouge maculer son jean tout déchiqueté.
Son boomerang avait atterri près d'elle, et elle tendit la main pour le récupérer.
Clignant des yeux à travers ses larmes, elle distingua l'affreux sourire sur le visage de l'ouragan-outang.
« Meurs, agent. Je vais te tuer. Je te mangerai plus tard. »
Zoey baissa les yeux. « Je ne suis pas un agent... du moins, pas encore. Et je ne serai le déjeuner de personne. »
La créature cracha quatre tornades supplémentaires et les envoya droit sur elle.
Elle repoussa la première en se servant de son boomerang comme d'une épée, et la tornade se désintégra immédiatement. Elle ne prêtait pas attention à la douleur lancinante dans sa cuisse et dans sa poitrine, et elle dressa son boomerang comme un bouclier contre les trois autres tornades. Elles se dissipèrent et s'évanouirent dans le vent.
Mais la créature venait de vomir un autre chapelet de cyclones.
Elle savait qu'elle ne pouvait continuer à se battre de cette façon. Son bras était déjà crispé. L'ouragan-outang n'allait pas cesser de lui envoyer des mini-tornades, encore et encore, jusqu'à ce qu'elles finissent par la tuer.
Soudain, elle eut une idée.
Elle attendit le bon moment et renvoya d'un coup vif les deux tornades en direction de l'ouragan-outang. De surprise, le mystique ouvrit grand la bouche, et les tornades disparurent au fond de sa gorge. Il déglutit par réflexe, rota bruyamment et explosa dans un nuage de poussière.
« Meurs, agent ! » résonna l'écho dans les airs alors qu'il disparaissait.
L'agent Barnes et l'agent Lee la rejoignirent, encore essoufflés de leurs propres combats contre les autres ouragans-outangs.
« Ça, c'est ce que j'appelle mordre la poussière », remarqua l'agent Barnes, un sourire admiratif aux lèvres.
« Ton inventivité m'étonnera toujours, Zoey. C'est pour ça que je voulais que tu viennes nous aider aujourd'hui. Tu feras un sacré agent, et un jour tu nous feras tous passer pour des incompétents. »
Il la regardait comme un père plein de fierté. Elle en eut chaud au cœur et sentit que ses joues rougissaient.
Zoey eut un sourire satisfait et termina d'aspirer les derniers résidus d'ouragans-outangs.
« Merci de le penser », dit-elle, le souffle court. Elle leva la tête et regarda autour d'elle. « Reste-t-il des ouragans-outangs à balayer ou c'est tout pour aujourd'hui ? »
« Non, celui qui vient d'exploser était le dernier », dit l'agent Barnes.
Il inspecta les environs, et lorsqu'il releva la tête, il avait la mine soucieuse.
« À en juger par le nombre d'ouragans-outangs qu'il y avait, ces créatures ont dû entrer dans notre monde par le portail qu'ont créé les intruseurs volés. C'est la seule explication pour qu'un si grand groupe ait réussi à passer sans nous alerter. »
La chemise noire de l'agent Lee lui collait à la peau. Il se leva, tendit la main et recoiffa les cheveux venus se plaquer contre son front transpirant.
« Ces gars-là, c'était rien comparé aux autres monstres qui ont traversé. » Il avait l'air perturbé, et Zoey avait la sensation qu'il se retenait d'en dire plus.
L'agent Barnes lui avait dit qu'elle avait refermé le portail à temps, mais que des foules de mystiques hostiles avaient tout de même eu le temps de traverser − surtout l'un d'entre eux, le plus dangereux.
« Vous parlez de ce seigneur démoniaque, c'est ça ? » demanda-t-elle.
Elle grimaça en songeant aux hordes de bêtes diaboliques qui avaient forcé l'ouverture du portail, à peine quelques mois plus tôt. On aurait dit une course de chars, à laquelle participaient d'immenses bêtes insectoïdes et des créatures de la mort. Depuis, elle n'avait cessé de faire des cauchemars, où elle voyait leurs visages torturés penchés sur elle depuis le ciel londonien.
L'agent Barnes et l'agent Lee échangèrent un regard.
« Nous n'avons pas réussi à le retrouver », dit l'agent Barnes.
« Nous l'avions, mais il s'est volatilisé par la grille. Et puis, c'est le dernier de nos soucis en ce moment. L'agence ne veut pas qu'on en parle. Ils ne veulent pas semer la panique dans les agences, effrayer les apprentis. Pourtant je ne suis pas d'accord, je pense que tu devrais être au courant. »
« Au courant de quoi ? » demanda Zoey, l'estomac noué. Ses yeux passaient d'un agent à l'autre.
« Qu'est-ce qu'il y a ? »
Les yeux de l'agent Barnes se plissèrent.
« Au cours de ces derniers mois, on nous a rapporté que des morts mystérieuses étaient enregistrées dans le monde entier. Jusqu'à présent, les Inactifs ne s'en sont pas inquiétés outre mesure, pour eux ce ne sont que des accidents insolites. Ils ont même attribué certains de ces décès à des tueurs en série − mais nous avons reconnu les signes − des hostiles clandestins s'en prennent aux humains. Des villes entières sont touchées. Des milliers d'hostiles ont afflué dans notre monde, et nous commençons à peine à les démasquer. »
« Pourquoi croyez-vous qu'on vous donne plus de missions de terrain que d'habitude ? »
L'agent Lee enleva quelques épis de blé de ses cheveux. « Ça ne fait qu'une semaine que tu as repris. Tu ne t'es pas posé de questions ? »
« Je ne sais pas, je me suis dit que c'était l'entraînement normal », répondit Zoey.
À la vérité, elle préférait être en mission sur le terrain qu'enfermée dans une salle de classe.
Lorsque les agents Barnes et Lee étaient venus demander l'aide de Zoey pour cette mission, l'agent Ward était en train d'enseigner à la classe un dialecte mystique qui ressemblait beaucoup à du Klingon. Zoey en avait eu la migraine. Elle ne parvenait même pas à prononcer la première lettre de l'alphabet mystique. Elle s'était pratiquement ruée hors de la salle lorsqu'ils lui avaient demandé de les rejoindre ; elle était ravie de pouvoir s'échapper.
L'agent Lee secoua la tête et ajusta ses lunettes sur son nez.
« Désolé de te décevoir, Zoey, mais ce n'est pas l'entraînement normal. Les quatrième année sont sur le terrain presque tous les jours − enfin, je m'éloigne du sujet. Tu es ici parce que nous avons besoin de toute l'aide disponible. Nous devons sécuriser les villes et protéger les humains des mystiques clandestins, avant d'être complètement dépassés par la situation. »
Zoey ne disait rien. Elle savait que la priorité de l'agence était de garder la population humaine hors de danger, et elle était heureuse de faire partie d'un mouvement aussi important. Elle se sentait honorée de travailler aux côtés de deux agents si expérimentés. Leur compagnie lui était très profitable, et elle mourait d'envie d'apprendre tout ce qu'il y avait à savoir pour devenir un agent. Pour la première fois dans sa vie, elle était douée pour quelque chose. Attraper les monstres, c'était son truc.
Ses talents lui étaient apparus naturellement. Elle n'avait reçu aucune éducation et elle avait dû se débrouiller seule depuis sa plus tendre enfance, peut-être en était-ce la raison. Ou peut-être avait-elle un don naturel pour appréhender les mystiques hostiles. Quoi qu'il en soit, elle était heureuse de se savoir utile.
Pas plus tard que l'été dernier, Zoey avait découvert par hasard un groupe de personnes capables comme elle de voir des monstres. Si quelqu'un lui avait dit il y a un an qu'elle se retrouverait là aujourd'hui, à combattre les créatures qu'elle avait essayé de fuir toute sa vie, elle lui aurait ri au nez et l'aurait peut-être même frappé.
« Je récupère ceci », dit l'agent Barnes, coupant Zoey dans ses pensées. Il lui prit son dézingueur à ouragans-outangs des mains, saisit celui que lui tendait l'agent Lee, et les fourra dans son sac à dos.
« Nous ferions mieux de ramener sans tarder ces petits monstres. Ils ne restent pas sous forme de poussière plus d'une vingtaine de minutes. Je n'aimerais pas être près d'eux s'ils se réveillent d'un coup. »
« Je préfère vraiment ne pas y penser », dit Zoey, en s'imaginant déjà déchiquetée par des milliers de mini-tornades.
L'agent Barnes jeta son sac sur son épaule. Puis il sortit de sa veste un poudrier rond argenté, muni d'un cadran, sur lequel des cartes étaient gravées. Zoey aperçut son reflet dans le miroir. Les miroirs à double-face lui faisaient toujours penser à des boussoles de luxe.
« À vos miroirs double-face ! ordonna l'agent Barnes en souriant. Que le trajet du retour se passe bien, mes amis. »
Zoey ouvrit son MDF. Elle pouvait voir le reflet de son visage crasseux et tout en sueur qui la regardait fixement. Elle avait vraiment besoin d'une bonne douche et d'un bon Big Mac. Prête, aussi immobile qu'une statue, elle attendait le signal.
« Il y a une petite bière à l'auberge qui va avoir de mes nouvelles. » L'agent Barnes et l'agent Lee échangèrent un sourire un peu niais.
« À mon signal ! » Il inclina le reflet de son MDF. Son corps se mit à onduler, et il lança : « Prêts − maintenant ! »
Zoey regardait son reflet dans son MDF. Tandis qu'il commençait à se brouiller, du coin de l'œil, elle aperçut l'espace d'un instant une forme sombre debout au milieu du champ. C'était la même silhouette humaine qu'elle avait cru distinguer un peu plus tôt. Elle avait les yeux rivés sur elle. Mais alors que Zoey cherchait à mieux la voir, son corps se mit à onduler à son tour et les champs autour d'elle s'évanouirent.

MYSTIQUES : Tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant