Au-delà des mots

5| Emma

Mercredi 25 juin à 22h09

Si je m'attendais à ça. Ton histoire m'a foutu les jetons, j'avoue. On pourrait se croire dans un mauvais thriller. Et franchement, je sais pas trop quoi te dire. C'est vrai quoi, c'est plutôt un truc qu'on dirait à un psy, et j'ai pas le diplôme, désolée. En tout cas, je pense que c'est seulement une passade. Du moins, j'espère. Peut-être qu'avec un nouveau boulot, ton père arrêterait de boire. Après, en trouver un, c'est une autre paire de manche. Je vais pas te dire que tout s'arrangera bientôt ou que c'est rien. Je suis pas là pour ça. Je mets un point d'honneur à toujours être franche avec les gens, dans le meilleur dans cas. Et la vérité, c'est que ton père a disjoncté.

Tu vois, je pense que l'être Humain est une sorte de machine, comme un ordinateur. Il apprend des choses au cours de sa vie qu'il finira par répéter plus tard, mécaniquement. Et parfois, il peut arriver qu'un dysfonctionnement survienne. Le déclencheur peut être tout bête comme un mot en trop, ou action de travers. Et souvent, comme ton géniteur, c'est un événement qui survient au mauvais moment, la goutte d'eau qui a fait débordé le vase si tu préfère. Après faut faire gaffe à ce que la maison soit pas inondée. Si tu veux mon avis, attends que ça passe. Et si tu deviens toi-même un raz-de-marée, parle à tes parents. Ils ont été enfants, ils ont eu des parents, ils ont aussi vécu ce genre de choses. On oublie trop souvent que nos parents ont eu une vie avant nous, on voit en eux ce qu'ils veulent bien nous montrer, on voit seulement le rôle qu'ils jouent par rapport à nous. Ils sont figés dans le présent et à nos yeux, leur passé est inexistant. C'est la triste vérité.

En parlant de parents, je devrais rentrer plus tôt aujourd'hui. Tu sais, les miens viennent d'une éducation très stricte et ils se sont vite aperçus de mes sorties dangereuses pour une jeune fille de mon âge, comme ils les appellent. Personnellement je préfère les étiqueter comme étant des escapades nocturnes. Plus raffiné, plus sophistiqué. Véridique. En tout cas, ils n'étaient pas du tout content. Et encore, c'est un euphémisme ! C'est à peine s'ils ne m'ordonnent pas de porter une puce GPS. En bref, c'est la galère. J'ai l'impression de passer un interrogatoire corsé à chaque fois que je sors de chez moi et une inspection minutieuse dès mon retour. Tiens, pas plus tard qu'hier, ma mère a piqué une crise quand je suis allée cherché le courrier. On dit que les adultes en savent plus que nous, mais c'est dur de les écouter quand l'image qu'ils nous renvoient est celle du jugement et de la condescendance. C'est dur, mais mon éducation me pousse à respecter leurs décisions. T'as raison. Foutu respect.

Regarde-nous, on se plaint de nos parents, alors que certains n'ont pas la chance d'en avoir. Certains les pleurent tous les soirs, supplient en vain qu'il reviennent, rien qu'un moment. C'est dans ces moment-là que je me dégoûte, que je me rends compte que je deviens une personne que je déteste. Quelqu'un qui critique. Qui râle. Qui subit la vie, au lieu de la vivre. Tu sais, je pense qu'on ne devrait pas juger notre entourage, au risque de se juger soi-même. On désapprouve les actions ridicules de nos cadets alors que c'est nous qui leur avons montré l'exemple. On se moque de la surprotection de nos géniteurs alors qu'en réalité, on les imitera sans le savoir. On étiquette les inconnus alors qu'on est tous dans la même case. La réalité Valentine, c'est que je ne veux pas devenir comme tous ces gens. Je ne veux rentrer dans le moule. Je veux sauver les animaux en voix de disparition. Je veux réaliser des voyages humanitaire. Je veux changer ce monde de dépravations et pouvoir le rendre meilleur. Je veux aider des personnes à s'en sortir quand l'espoir a déserté de leur âme. Je veux, mais je ne peux pas.

You can do it, pas vrai ?

Ouais, quelle connerie ! Ma faible expérience m'a appris qu'il ne suffit pas de se bouger pour accomplir. Même si tu fais de ton maximum, tu peux échouer. Et même si tu t'impliques corps et âme, la réussite peut te claquer la porte au nez. C'est une évidence irréfutable. Une délicieuse preuve de notre impuissance en tant qu'humain. Si tu savais à quel point ça me tue ! Si tu savais à quel point ça me donne envie de vomir de savoir qu'on se rangera à notre tour.

Tu nous vois où dans vingt ans ? En train d'observer des manchots lors d'un tour du monde ? Ou peut-être en train de vivre un rêve éveillé ? Non, non parce que dans vingt ans, on fera ce pour quoi on a été conditionnés : se trouver une place dans la société, se reproduire, et mourir. On sera mariées, des enfants inondant le salon et un mari à nos côtés. On trimera comme des esclaves au boulot pour rentrer le soir et dormir. On perpétuera ce cycle parce que dans cette spirale infernale, le temps de se questionner sur notre vie n'existera pas.

Mais bon, tant que l'illusion du bonheur sera devant nous, tout ira bien n'est-ce pas ? Mon Dieu, j'ai besoin que quelqu'un me dise que tout ira bien. N'importe qui tant que j'entends ces mots. J'ai besoin de ces mots, mais jamais je ne l'avouerais à vive voix. Je veux seulement ressentir à nouveau cette insouciance et cet espoir qui m'envahissaient quand j'étais enfant. Juste pour voir ce que ça faisait d'être anesthésié de ce monde.

Tu dois bien voir que j'ai galéré à écrire tout ça à cause aux ratures qui envahissent la feuille. Seulement, je n'arrivais pas trouver les mots justes pour décrire le sentiment qui m'aspirait. On vit dans un monde de désillusion et personne ne pourra changer ça même avec toute la bonté de l'univers.

En parlant de changement, des rumeurs courent en ville. Deux inconnues qui se rencontreraient en haut d'un toit. Deux âmes perdues. Deux folles. C'est un peu près les surnoms que j'ai entendu au Coffee Happy. Mes parents ne savent pas que l'une de ces folles est leur fille, j'imagine déjà la déception se peindre sur leur visage. Et s'ils l'apprennent, je ne donne pas cher de ma peau.

Je dois te quitter, aujourd'hui j'ai un rendez-vous chez le médecin. Souhaite-moi bonne chance.

Emma