Prologue

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Un grand vide. "Comment arriver à combler un aussi grand vide si ce n'est que par la douleur? L'interrogation est claire et limpide, mais parsemée d'ombres illisibles. La décision finale - ce point de rupture optionnel - est un peu plus nébuleux, voir incompréhensible. Mais nait-il pas dans l'incertitude les plus grands espoirs?" Gabriela s'arrêta net, froissant la feuille de papier entre ses mains et la jeta au pied du lit. Elle bascula la tête vers l'arrière laissant flotter ses longs cheveux bruns au-dessus des oreillers couleur crème, parsemés de légers détails de broderie fleuris. Elle s'entêtait, assise là, depuis déjà une bonne heure, à remuer chacune de ses pensées noires qui la harcelaient depuis des semaines. Du moins c'est ce qu'elle se disait, mais elle savait que toute cette mise en scène n'était que le fruit de son subconscient, un rêve devenu réel. Qu'une fois encore, elle s'abandonnerait à cette scène, comme si elle devait en comprendre quelque chose, une subtilité infime.

Ses parents s'étaient rendus à la fête de Charlotte, la meilleure amie de sa mère. Elle savait qu'ils rentreraient tard, comme à chaque année.

J'ai besoin de me changer les idées... Avait répliqué sa mère lorsque Gabriela lui avait fait une crise en apprenant qu'elle sortait s'amuser. Si tu crois que j'y vais par plaisir, tu te trompes. Je te demande seulement de comprendre que j'ai besoin de sortir de la maison, oublier quelques secondes - si cela est possible - me sortir de cette routine qui me ramène toujours à elle.

Routine. Les mots se défilaient en elle, la projetant contre ses souvenirs. "La vie n'est qu'une interminable roue dans laquelle s'enroulent nos âmes sans pouvoir s'en sortir, prise dans l'ombre des doutes qui nous coulent au fond de l'abysse. Interminable désarroi qui envahit nos esprits sombrant à la peine." Où avait-elle mis ce texte de sa sœur, s'enquit-elle. Elle se souvenait l'avoir lu la veille, alors qu'elle se trouvait dans la même pièce.

Elle tentait tant bien que mal de se reconstituer la scène, comprendre ce qui s'était produit. La lame captait la lumière sur le coin du lit, comme si elle voulait attirer son attention - l'appelait - cette idée lui traversa l'esprit, mais elle la rejeta aussitôt. Tout son corps était envahi par ce souvenir, cette finalité incontournable. La table de chevet était couronnée d'une lampe qui éclairait la photo de sa soeur. Belle comme le jour, son regard faisait tourner toutes les têtes et elle n'avait qu'à dire un mot pour que tous les hommes tombent à ses pieds. Elle parcourut la pièce du regard. La chambre de sa soeur aînée était de couleur lavande, la même couleur depuis le jour de sa naissance et Elizabeth y tenait beaucoup. "Toujours se rattacher aux souvenirs", disait-elle. Mais Gabriela ne savait plus quoi choisir entre se baigner dans le sang de l'ignorance ou se noyer dans l'encre des souvenirs. Elle étira son corps pour ramasser un bout de papier à lettre chiffonné de couleur rose, croyant trouver ce qu'elle cherchait. Elle déplia la feuille pour en découvrir le contenu, reconnaissant du même coup, l'écriture de sa soeur.

"Qui me condamne
Dis-moi pour qui
S'éteint la flamme
Je n'arrive plus à comprendre
L'Ombre qui vient

Qui me retient
Dis-moi pour qui
Mes lendemains
N'arrivent plus à s'étendre
L'Ombre est ma fin..."

Elle replia le papier, les yeux brouillés par les larmes. Ombre - ce mot était partout, dans tous les textes de sa sœur. Comme une obsession, idée fixe incontournable - inévitable. Elle ne put en lire plus. Ses yeux bouffis, par les jours de peine interminable, laissèrent s'écouler de lourdes larmes qui sillonnèrent ses joues, traçant leurs chemins jusqu'au menton, où elles tombèrent sur la courtepointe déchirée d'Elizabeth. Dans son excès de folie, elle avait utilisé la lame du couteau pour déchirer le tissu et du même coup, tous les papiers qui s'y étalaient. Gabriela tentait désespérément de résoudre tout ce mystère, mais n'avait trouvé à ce jour qu'un grand désespoir, un ultime déchirement - point de rupture. Elle espérait que sa sœur lui ait laissé un message dans toute cette cohue, une lettre discrètement dissimulée parmi les milliers de mots qui l'entouraient. Du coin de l'œil, elle aperçut, sur un bout de papier, quelques vers d'un poème que sa sœur avait déchiré.

"Exclure de tes mains libres
Mon cœur à la dérive
Ma vie à l'Ombre; un naufrage"

Naufrage. Mais quelle tempête - quelle ombre - avait-elle pu à ce point faire chavirer le navire de sa vie? Cette question ne cessait de tourmenter Gabriela. «Ma vie à l'Ombre» souffla-t-elle avant de se rabattre aux intarissables souvenirs qui l'envahissaient.

Ils avaient découvert Elizabeth dans la grange. L'image se dessinait comme un fond d'écran dans la mémoire de sa sœur. Elle voyait encore le film de sa mère qui en sortait en courant, criant - la voix enrouée par les larmes - le nom de son mari. La jeune fille avait d'abord essayé avec cet étrange couteau, mais n'ayant trouvé fin à ses souffrances, elle s'était retournée vers la grange où elle avait tenté de suspendre sa mélancolie. Aujourd'hui, le silence la gardait dans un coma profond.

Gabriela avait retrouvé le couteau dans un des tiroirs de la commode du grenier. Il était encore dans son enveloppe de plastique scellée. La police l'avait redonnée à sa mère, à sa demande, plusieurs jours après les événements. La dague portait un symbole étrange qu'elle n'avait jamais vu auparavant. Comme trois quarts de Lune dont deux plus petits faisaient face à un autre plus grand. Gabriela avait souhaité que celui-ci l'amène à un indice, une réponse à ce silence. Elle l'avait déposé au pied du lit, comme s'il allait se mettre à parler pour lui raconter l'horrible histoire, la raison à tous ces bouleversements. Mais elle n'y trouvait rien. Seule la culpabilité qui la liait à ces textes. Comment avait-elle pu fermer les yeux sur la peine qui noyait ainsi sa propre sœur? Elle aurait donné sa vie pour répondre à cette question. Elle avait eu beau fouiller dans ses poèmes, aucun n'avaient su révéler de réponses. Elle se releva et prit le couteau. Elle fixa un instant son reflet sur la lame en argent puis son regard se détourna sur un papier bleu déposé sur le plancher. Le manche du couteau lui glissa des mains et la lame piqua du nez au creux de sa paume et termina son chemin sur la courtepointe déchirée. Gabriella referma la main pour arrêter la brûlure causée par la coupure puis se leva pour aller à la salle de bain. Elle effleura le couteau qui se retrouva sur le sol.

Le vent s'éleva à l'extérieur, attirant son attention. Elle se dirigea vers la fenêtre. Elle fut surprise lorsque les battants s'ouvrirent, poussés par le souffle du vent. Les centaines de morceaux de papiers étendus sur le sol s'élevèrent et tourbillonnèrent dans la chambre formant un ballet orchestré par la nature. Elle s'empressa vers la fenêtre pour limiter les dégâts. Son sang laissa quelques traces sur le plancher de bois. Les cheveux en bataille, elle finit par refermer le loquet laissant la tempête au dehors et le calme retrouver l'intérieur. Lorsqu'elle se retourna, les papiers complétaient leur voltige vers le plancher. Elle s'avança près de la table de chevet pour ramasser le désordre. Le couteau s'était déplacé sur le sol. Sa pointe ensanglantée rougissait un coin de papier portant la signature d'Elizabeth. Elle s'avança. Non. La lame pointait directement la signature d'Elizabeth. Elle recula d'un pas, puis examina la scène. Elle crut d'abord que c'était impossible, puis analysa de nouveau Elle n'en croyait pas ses yeux, mais elle ne pouvait faire autrement que lire et relire les mots sur le sol, comme si quelqu'un avait voulu les placer dans cet ordre. Comme si Elle avait voulu lui offrir une réponse...

"Nous nous retrouverons
Je sais la peine
De ces matins sans mots
Aux lourds anathèmes
Oublie toutes les raisons
Elles ne savent que peine
Méfie-toi des Âmes d'Ombre
Nul te protégera d'Elles"

Elizabeth

OMBRE - Les âmes d'OmbreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant