XII

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Dix huit heures, cinquante trois minutes et sept secondes. Voila ce qu'il nous reste avant d'embarquer dans les camions et de partir pour le front. Je fixe les numéros qui défilent sur la montre attachée à mon poignet.
-Tic, tac, tic, tac, se met à murmurer Angelle.
-Tu me stresses, je lui lance, les yeux toujours planté sur les nombres.
-Et je m'ennuie, rétorque la rouquine.
-Vous ne nous laisserez donc pas profiter de notre dernier jour tranquille ? grogne Evan.
Je lève les yeux au ciel. Le fait que les tensions entre nous se soient apaisées n'arrangent en rien son caractère dur à vivre. Un vrai rabat-joie sans aucune émotions. En tout cas, c'est ce qu'il cherche à faire croire, et ça devient véritablement épuisant.
Nous avons une journée de repos, avant de partir dans la nuit. Je pourrais me réjouir mais l'ambiance qui règne dans notre dortoir est beaucoup trop pesante.

Soudain, un écran fixé au mur s'allume, et le visage sombre d'un homme brun aux sourcils broussailleux apparaît. Il se met à parler, d'un voix mécanique et ferme.
-Mesdemoiselles, messieurs, mes chers armes. Demain sera le grand jour, que chacun attendait avec impatience.
Je laisse échapper un rire nerveux à ses paroles.
Apres nous avoir gratifié d'un magnifique discours sur le courage et le volontariat, il nous explique en détail la procédure des prochaines heures. Nous embarquerions dans les camions a vingt trois heures, après le dernier repas de la cantine, pour arriver dans la nuit, lorsque l'ennemi dormirai. Chaque escouade se verrait durant le voyage attribuer une place où dormir dans la tranchée, puis devrait se lever avant l'aube pour entamer le combat. Apres, nous nous débrouillerions, comme tous soldats. Jusque là, nous sommes libres de mouvements. Dommage qu'ils n'aient pas penser à nous accorder cette liberté avant la fin de notre vie, me dis-je intérieurement. Enfin, la télé s'éteint. Étendue mollement sur un siège, je fais rouler entre les doigts un fil dépassant du fauteuil. Je ne ressens pas grand chose, pas même de la peur. Je me sens étrangement vide.

-Bon, ça vous tente, un jeu de société ? demande finalement Lois, brisant le silence.
-N'importe quoi. Ca se saurait si il y avait une quelconque façon de se distraire ici, déclare Evan.
Mais les cris de joie de Henry l'emportent sur les paroles du garçon, et nous nous retrouvons tous en train de découper à la main les plans du bâtiment d'entraînement et les guides, et de marquer au stylo le nom des personnages d'un Loup Garou. J'y avais joué, il y a longtemps, lorsque les parents étaient encore en vie. Je ne me rappelle plus des règles, ce qui n'est pas le cas de Marnie et Lois, qui nous citent avec de légères hésitations la manière de jouer.
-Je suis le maître du jeu, je déclare avant les autres.

La partie détend un peu l'atmosphère. Des sourires sont esquissés et le silence laisse place à quelques rires. Au bout une heure de jeu, nous nous arrêtons finalement.
-On devrait se reposer, affirme Angelle.
Je me laisse glisser sur ma couchette. Elle me manquera sûrement, lorsque je serai dans la boue, entourée de rats et de cadavres. Je chasse cette idée et laisse mon esprit divaguer jusqu'à sombrer dans le sommeil. Ce dernier se trouve déranger par des traces rouges, des mannequins hurlants et par le bruit assourdissant d'une balle de revolver, qui n'arrête pas de passer. Résultat, je rouvre les yeux à l'heure du dîner, le visage cerné et le corps épuisé. De plus, une sorte de boule s'est créée dans ma poitrine et se met à grossir au fur et à mesure que j'avance dans le couloir. A table, je ne peux rien avaler et finit par délaisser entièrement mon assiette, malgré les avertissements de mes camarades de groupe.
Puis l'on nous fait, un à un, grimper dans les camions. Tremblante, je m'engouffre dans l'un d'eux et m'assois sur un siège de cuir. Une femme s'approche de moi et accroche une ceinture épaisse qui maintient les épaules et mes jambes. Elle revient ensuite avec une seringue. Lorsqu'elle voit mon visage apeuré, elle me sourit.
-Un simple anti-stresse, détends toi.

Plus facile à dire qu'à faire. Lorsque le véhicule démarre, je comprends l'utilité à la ceinture. Le terrain semble troué de partout, a en juger par les nombreuses secousses que nous subissons. Lois croise mon regard et il me fait un vague signe de tête, comme pour me rassurer. Un échec, car je remarque ses mains secouées par d'incessants tremblements. En moi, la boule forme des noeuds qui remontent jusque dans ma gorge et je déglutis bruyamment. Voila donc la peur de mourir qui grimpe sans que l'on ne puisse la calmer ou l'apaiser, peu importe la dose d'anti-stresse qu'on pourra m'administrer.
Ma ceinture se détache seule, des l'arrêt total du camion, quelques heures plus tard. Un garde m'ordonne de me lever et je m'exécute, je descends du véhicule en tentant de cacher mon effroi. Autour de moi, une grande plaine de ruine. Devant, un trou gigantesque formant un chemin sur plusieurs kilomètres. À l'intérieur, une espèce de bâtiments se dresse, encore éclairé. Et devant, un tapis de corps et de sang. Je plaque ma main sur ma bouche et Marnie m'attrape les épaules.
-Que vois-tu ?
Je me rappelle alors que je suis la seule à pouvoir voir dans le noir et si loin. Je prends une grande inspiration et tente de cacher mes tremblements.
-Rien, je murmure.
On nous fait avancer avant qu'elle ne me pose plus de question. Nous entrons dans le refuge de fortune et sommes accueillis par deux hommes au crânes rasés et à la carrure baraquée. Rien à voir avec notre apparence, même Evan ne rivalise pas. Sur une table sont posées plusieurs bouteilles d'alcool.
-Il était temps, lance l'un d'eux au garde. Nous n'avions que des tapettes dans ce bataillons, ceux qui ne sont pas morts se sont barrés.
-Ceux là seront loyaux, soyez rassurés, affirme l'homme qui nous accompagne. Bon, je dois vous laisser. Bonne soirée.

Et il s'en va, nous laissant seuls avec les deux hommes.
-Je suis Louis, et voici Dylan, déclare le plus fort d'entre eux. Bon, allez vous coucher, c'est tout ce que vous avez à savoir.
-Quoi ? Alors, pas d'explication, ou je ne sais quoi ? demande Evan, l'air nerveux.
Son visage si souvent agressif et haineux à laisser place à une expression indescriptible. L'un des hommes s'approchent de lui.
-Écoute moi bien, petit, demain les explications te serviront à rien, parce que la seule chose que t'auras à faire c'est de buter les gens d'en face, pas de questions à se poser. C'est clair ?
Je vois Evan reculer d'un pas et acquiescer.
Louis nous amène jusqu'à des couchettes deux fois plus petite que celle du dortoir, en hauteur trois par trois à à peine cinquante centimètres entre chacune.
Je me couche dans l'une d'elle et fixe le matelas au dessus de moi sans parvenir à fermer les yeux.
-Essayons de rester en vie, finir par chuchoter Marnie.
-Pour nous revoir dans quarante ans, à nous rappeler de ce qu'on a vécu, ajoute Angelle.
J'entends un petit sanglot sortir de la bouche de Henry tandis que les garçons esquissent un rire nerveux.
-Pour nous revoir, je répète.

Cyborg.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant