I. Fleur innocente, fleur d'enfant

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      Des doigts colorés de gouache et d'acrylique. Une ribambelle de pinceaux, crayons et stylos de toute sorte. Le nez dans ma collection de carnets ou derrière un chevalet. La sensation du tissu si particulier de la toile. Le rugueux du papier à aquarelle. La poussière du fusain qui se glissait dans les moindres recoins. L'odeur douce et amère de l'encre de Chine.

      Encore une fois, je m'étais isolée dans la salle d'art du lycée pour souffler, et enfin m'exprimer sans mots. Parmi une collection de tubes de peinture qui ne cessait de s'agrandir, je choisis des tons orangés et des nuances de bleu. Du vert forêt. Et une touche de bronze ne ferait pas de mal non plus.

      Attrapant le crayon de papier coincé derrière mon oreille, je dessinai en une vingtaine de secondes un croquis de ce que j'allais peindre. Des courbes fines, des ombres légères... Quinze ans que je peins et dessine. J'ai eu seize ans il y a quelques mois.

      J'ai dessiné pour la première fois lorsque j'avais un an. Mes premiers pas m'ont conduit tout droit à l'atelier de ma mère, où j'y avais pris un crayon, le même que celui que je tiens dans mes mains. Ce crayon m'a permis de dessiner en premier une fleur. Bien sûr, elle était loin d'être parfaite. Mais pour un premier dessin, on peut dire que c'était exceptionnel, et ma mère était folle de joie que je dessine. Elle a toujours vécu de près ou de loin dans le domaine de l'art, et a pris des cours de dessin depuis ses onze ans. Moi, j'apprends depuis presque toujours.

    Ma mère est décédée d'un accident de voiture, quand j'avais quatre ans. Je n'étais pas bavarde, enfant, mais après cela, je n'ai plus parlé, ou presque. Parler signifiait raconter, et je n'ai jamais été très douée avec les mots. Les manier, les nuancer, les disposer dans un certain ordre ou en utiliser d'autres pour transmettre une certaine émotion, très peu pour moi.

     À l'inverse, mettez-moi un crayon entre les mains et une feuille sous les yeux et je serais heureuse, ou quasiment heureuse. Mon mutisme a transformé le dessin comme mon seul moyen d'expression. Je dessine tout, tout le temps, et avec n'importe quelle méthode ou matériel. Quand je veux dessiner pour plus tard, je me mets dans la peau d'une photographe et prends tout un tas de clichés.

     Le peu d'existence que j'ai vécu dans l'univers se limite à cela. L'art. Mon portrait est dressé en deux coups de pinceau à peine. Ma vie n'a pas de sens vraiment défini. Comme l'univers. Rien n'a de sens. Mais certains s'amusent de mon mutisme et de mon allure d'artiste pour donner un sens négatif au peu d'humanité que j'ai en moi et que je tente de conserver. Plus les jours passent, plus j'ai l'impression de perdre mes caractéristiques humains... déjà qu'une partie de moi est remplacée par un alliage de carbone et de plastique.

    Je pris délicatement la palette que j'avais récupérée de ma mère et remis mon crayon en place. Ce crayon, je ne m'en servais que lorsque j'avais besoin de réconfort, pour ne pas l'user et finir avec un bout de mine trop vite. La palette, elle, était tachée de milliers de couleurs, formant un tourbillon de nuances partant dans tous les sens. On voyait à peine le bois sous les couches épaisses de gouache.

    Redressant le chevalet que j'héritais également de ma mère, je pris un pinceau plat large pour esquisser le fond dont j'allai me servir pour peindre ma fleur.

    Lorsque je me sentais mal, je peignais la fleur que j'avais peinte depuis toute petite, mais d'une façon différente. Chez moi, une salle complète est remplie de toiles, la moitié étant des fleurs. Mais à chaque fois, grâce à ma bonne mémoire, j'en peignais une différente. Plusieurs fois, avec son adresse habituelle, mon père m'a dit que je devais faire une exposition de toutes ces toiles.

    Quand je mourrai, peut-être, car je n'ai pas fini d'en peindre.

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Camsblue

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