IV. Douze ans

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       Dans le bus, calée contre une barre métallique, je regardais par les vitres qui faisaient le tour du bus le paysage enneigé. Je voyais des planètes partout depuis dix minutes, et ça en devenait vraiment agaçant. Au point que je faillis briser ma toile en la serrant trop fort.

      Ma cuisse me faisait vraiment mal, aujourd'hui. Il faut dire que mon corps ne se souvient que trop bien de ce qui s'est passé, il y a douze ans. Des images passèrent dans mon esprit, et je m'empressai de les refouler. Je préférais encore les planètes.

      Dès que je mis les pieds chez moi, mon premier réflexe - après avoir déposé ma toile en vitesse à l'atelier - fut de foncer à la salle de bains, d'enlever mon jean, et puis d'enfin retirer ma prothèse. Me sentant mieux, je pris un tube de crème et l'étalai en massant doucement sur le bout de jambe qu'il me restait. Ma cuisse droite recousue était une source de douleur permanente, depuis douze ans.

        Voilà ce que l'accident m'avait coûté. Ma mère et un morceau de jambe.

        Ma jambe droite avait été déchirée, on a dû m'amputer ce qui était trop abîmé. J'ai grandi avec le reste. Et une prothèse me permettait de marcher plutôt normalement, car j'avais désormais l'habitude de l'utiliser. J'allais normalement en recevoir demain une autre, car celle-ci était trop endommagée.

     Maman, si tu m'entends, dis-toi que la vie est sûrement plus difficile que la mort. Si tu m'entends, dis-toi que Papa et moi, on pense à toi tous les jours, et que ton départ nous affecte tant que la vie a quitté la maison. Douze ans que nous ne sommes plus que deux. Douze ans que je ne suis humaine qu'avec une jambe en état de marche.

        Douze ans que je peins des fleurs en pensant à toi.

        Et aujourd'hui est l'anniversaire de ta mort.

      Maman, dis-toi qu'aujourd'hui, j'ai vu quelque chose de nouveau. Quelque chose de beau. J'ai vu des planètes. J'ai vu la vie dans les yeux de quelqu'un. Du bleu océan parsemé d'étoiles. La voie lactée dans un regard. Et pour la première fois depuis douze ans, je me suis dit qu'il restait de belles choses dans la vie. Des choses à peindre un million de fois car jamais on n'arrivera à bien les représenter, tellement elles sont belles.

      Maman, vois-tu les fleurs que je peins, depuis toute petite ?

      Vois-tu ta petite Bleuenn grandir, d'où tu es ?

      Peux-tu seulement exister, à part dans nos cœurs ?

     Avec un bas de survêtement que j'ai noué d'un côté pour ne pas le faire traîner, j'ai fait du cloche-pieds jusqu'à la cuisine, où je me suis assise sur le siège à roulettes qui m'était réservé. Chaque année, je faisais un gâteau au chocolat et à la banane, pour son anniversaire si particulier.

     La cuisine me réussit, bizarrement. J'ai l'impression de peindre, mais en trois dimensions. Certains se fient à la texture pour savoir si leur préparation est réussie, moi à la couleur. Du beige au brun, des milliers de nuances teintaient les pâtes à gâteaux.

    Je connaissais la recette par cœur. Sans même mesurer la quantité avec une balance, je mélangeais les ingrédients pour avoir la pâte que j'aimais tant manger enfant. Je coupai une banane, en mangeai un morceau, comme ma mère faisait toujours pour « vérifier si son goût est parfait », et chipai une barre de chocolat. Le chocolat Menier avec lequel je buvais mes chocolats chauds au caramel, à quatre ans. Le chocolat que ma mère me donnait en cachette de mon père, car il ne voulait pas que j'en mange, mais nous deux en raffolions.

    Le tout prêt, et d'après mon estimation de la couleur, j'enfournai le tout dans le four. J'avais le temps de continuer ma toile, pendant que mon gâteau virait du marron clair à une teinte plus brute.

    Mon pinceau favori à la main, je me tournais vers la toile, mais l'inspiration avait disparu. Je remis de la musique dans l'atelier, mais rien n'y faisait. Je ne voulais plus peindre ma fleur. Fleur que j'avais tant dessinée...

    Je voulais peindre des planètes.

    Des tas de planètes.

    De toutes formes, de toutes couleurs, de toutes galaxies.

Je n'ai pas perdu ma jambe, mais seulement l'usage de mon coude pendant quelques temps à cause d'une blessure idiote. Je ne sait pas ce que ça fait, mais ça doit être horrible d'avoir perdu un morceau de soi. Je connais déjà la frustration de ne pas pouvoir utiliser son corps comme on le souhaite, mais ne pas pouvoir courir...

Je trouve que personne ne s'intéresse assez à l'espace, au planètes, aux étoiles, et à la galaxie. Je suis la seule à trouver cela fascinant ?

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Camsblue

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