II. Un dessin parmi tant d'autres

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       Dans une heure, j'ai cours d'histoire. J'ai largement le temps de faire un premier jet à retoucher de mon œuvre. Mais après, je devrais la laisser sécher... Et le récupérer seulement ce soir, avant de rentrer en bus chez moi.

     La salle était presque vide à l'exception d'une autre personne. Je n'y fis pas attention, et, satisfaite du début de mon travail, le laissa un peu sécher le temps de me trouver une playlist en accord avec mon humeur. J'enfilai mes écouteurs, reconnaissables à des kilomètres : ils étaient tâchés de peinture. Les premières notes d'un klezmer retentirent dans mes oreilles, et je repris mon pinceau aussitôt. La musique me donnait envie de créer, encore créer, et toujours créer. C'était une source d'inspiration permanente. Et pour peindre autant, j'avais besoin d'une source d'inspiration facile d'accès. La musique était le plus simple pour moi, et j'ai fait avec.

     Ma mère adorait la clarinette et le klezmer, et tout particulièrement Shalom Aleichem du Barcelona Gypsy Klezmer Orchestra, le morceau que j'écoutais actuellement.

   Depuis qu'elle est partie, j'ai récupéré tout ce que je pouvais d'elle et l'ai gardé précieusement. Son vieux tourne-disque, par exemple. Ses vinyles de jazz. Son atelier. Ses toiles. Ses créations. Et tout le matériel que j'ai cité auparavant.

        Je me retins de me trémousser au rythme des multiples croches, n'étant pas seule dans la salle, et continuai à ajouter tantôt des touches, tantôt des longues marques de couleur sur ma toile. Bientôt, on ne distinguait plus un centimètre carré du blanc rugueux initial.

      La sonnerie interrompit mon élan artistique, et je rangeai mon matériel à contre-cœur. Je pris soin de cacher ma toile au milieu des autres, pour qu'on évite d'y toucher, et me dirigeai vers ma salle d'histoire.

      Mon prof était fabuleux. Ses récits me donnaient envie de les dessiner, tellement il nous transmettait des petits détails qui paraissent insignifiants, mais qui donnent tout le réalisme aux vies de nos ancêtres. J'ai déjà peint l'incendie de Troie, raconté selon la mythologie. La vie paysanne. Les jardins de Versailles. La guerre. L'histoire est une forme d'art que j'apprécie tout particulièrement, car je peux la raconter à ma façon, avec des coups de pinceau.

      Le thème de la royauté abordé dans ce cour me fit dessiner des petites couronnes dans le coin de ma feuille. Mes cours étaient une tentation permanente à dessiner, mais je me retenais. Le cahier d'exercices de maths était par contre recouvert de dessins en tout genre, car j'étais un peu fâchée avec les chiffres depuis qu'on m'avait dit qu'il ne me restait seulement dix pour cents de chance de pouvoir remarcher après l'accident.

      Durant la récréation, deux heures après, je fus tentée de retourner dans la salle d'art, mais en voyant tous les élèves agglutinés à l'intérieur, je rebroussai chemin. Je m'achetai une infusion et allai me réfugier à l'extérieur, dans un coin calme.

      L'hiver était bien présent depuis quelques semaines. Il neigeait, en cet après-midi de janvier, et je serrai mes mains autour de mon gobelet fumant. Les flocons rendaient la réalité plus douce, et infiniment plus silencieuse en apparence. Au loin, on entendait des cris, provenant de garçons se lançant des boules de neige. D'autres fumaient. La plupart s'étaient réfugiés à l'intérieur pour discuter au chaud, mais je préférais le froid.

      Le froid me réconfortait. Tout comme un tas de petits détails, ils me faisaient penser à ma mère. Mes parents, et en particulier mon père, m'a toujours dit que je possédais une mémoire fabuleuse. Des souvenirs de mes trois ans me revenaient de temps en temps, et tous concernaient un moment où j'étais avec ma mère. Et tous étaient heureux.

      Je me suis toujours demandé pourquoi j'attachais autant d'importance au moindre objet ou souvenir appartenant à ma mère. Je sais que c'est elle qui m'a donné la vie, qui m'a fait grandir, mais j'ai l'impression que depuis qu'elle nous a quittés, je suis obsédée par le moindre détail qui me la rappelle. Je n'ai partagé que quatre courtes années avec elle, après tout. Le temps passe vite.

     Je bus mon infusion à la cannelle trop vite, et me brûlai la langue. Tant pis, ce n'est pas comme si j'allais parler durant les deux heures restantes.

Je vous conseille vivement d'écouter Shalom Aleicheim du Barcelona Gypsy Klezmer Orchestra, ça vaut le détour pour la culture musicale ! (et dites-vous que je joue la partie de clarinette :D) [vidéo en média]

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